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28 février 2014 5 28 /02 /février /2014 09:20

 

La suite du texte de Jeanne Fadosi. 
 

Sur son passage, le furieux orage de la nuit avait dévasté nombre de nos installations électriques. Avec le jour naissant, la tempête avait repris de l’ampleur comme si l’effet de la timide clarté avait ravivé le bouillonnement obsédant des gros nuages noirs. Cà et là, c’était des déferlements d’éclairs suivis de coups de tonnerre insatiables. Un instant, le ciel s’embrasait sous les étincelles géantes mais il se consumait avec des cinglantes bourrasques de vent.

 

Au district, dans la salle de prise de travail, les bons d’interventions s’amoncelaient plus vite que les flaques d’eau débordant dans la rue. Le téléphone d’urgence sonnait sans discontinuer, additionnant toutes les pannes des campagnes et des alentours. Les communes « dans le noir », avec leurs maires et leurs adjoints aux créneaux, balançaient des messages de SOS désespérés pour retrouver au plus vite le courant dans leurs stations de pompage, d’épuration et de tout autre bâtiment important.

La foudre nocturne avait frappé un peu partout, laissant des incendies vite maîtrisés par les pluies diluviennes. A l’extérieur, les camions des pompiers, toutes sirènes hurlantes, s’activaient vers les caves inondées.

 

Pourtant, ici, la crise se gérait dans un calme complètement anachronique vis-à-vis de l’ambiance dantesque du dehors. Au pupitre des commandes, les délicates manœuvres de mises hors tension du réseau se faisaient avec une étonnante sérénité professionnelle. Nos conversations matinales étaient feutrées, les couloirs étaient trempés de nos pas attentifs, le café avait un goût étrange et nos clopes étaient déjà mouillées.

L’encadrement formait les équipes de monteurs et je fus affecté, avec Claude, un chef ouvrier chevronné, aux dépannages de première urgence.

Nous avons chargé notre lourd camion bleu avec le matériel nécessaire aux réparations de haute voltige ; pinces d’ancrage, colliers de fixation, haubans de supports, tire-forts, cordages divers, toile vinyle, fils de rechange, connecteurs de tout acabit, etc… étaient parés dans les casiers du véhicule.

 

Sur la route, c’était la dévastation d’un fait divers de première page du Var Matin. Des branches d’arbres couraient sur la route, les caniveaux dégueulaient, des tuiles éclatées gisaient un peu partout, la pluie cinglante martelait le pare-brise et nous roulions souvent dans des flaques interminables.

Encore un peu au chaud, dans la cabine du véhicule, nous contemplions ce spectacle dantesque de fin du monde. Furieuses, les gouttes tambourinaient sur la carrosserie et nous devions presque crier pour nous comprendre. Dans la radio et sur la fréquence d’astreinte s’échangeaient des messages techniques de manœuvres de mises hors tension ou sous tension d’autres équipes au travail.

 

Nonobstant ce temps d’apocalypse, inconscients, nous étions presque contents de marquer un repas et quelques heures supplémentaires, améliorant ainsi notre fiche de paie. Je crois surtout que c’était pour justifier toute la galère que nous allions vivre pendant cette journée difficile. « Nous vous devons plus que la lumière… » et « Des hommes au service des hommes… », c’est bon pour la publicité, tout ça, mais dans la réalité du terrain, c’est une tout autre aventure…

C’est là qu’on se dit, dans une prière solitaire, et encore à l’abri dans l’habitacle : j’aurais peut-être mieux fait d’écouter un peu plus à l’école, j’aurais dû apprendre mes leçons et suivre les conseils de mes parents. Pourquoi, à l’heure où tout le monde se calfeutre au chaud dans sa petite maison, j’allais affronter les éléments déchaînés ?... Pour quelques billets, le plaisir d’aider son prochain, le courage, l’abnégation, l’ignorance ?... Quelles rames rugueuses allaient encore m’endommager les mains avec des ampoules qui n’éclaireraient que mes lacunes ?...

 

Si l’orage s’était éloigné, la pluie redoublait avec ses cataractes d’inondation certaine quand nous sommes arrivés à l’adresse indiquée sur notre bon de travail. Au milieu d’un champ de vigne, des fils électriques étaient emmêlés. Un court-circuit les avait soudés entre eux dans une pelote carbonisée le long d’un support. Nous avons ôté les fusibles dans le poste concerné et sorti l’échelle du toit de notre véhicule.

Nous étions déjà trempés. Le froid glacial congestionnait nos visages et la pluie nous giflait avec un plaisir sadique. Malgré les gants de travail, je ne sentais plus mes doigts. Nous avons traversé le champ de boue et, tant bien que mal, nous avons accroché notre grande échelle le long du support impliqué. Mille fois, elle a failli nous échapper tant le vent s’évertuait à la faire tomber.

 

Vu l’ampleur des dégâts, c’est mon chef ouvrier, bien plus aguerri que moi, qui est monté le premier sur le support. Claude, *chacha de son surnom ; c’est vrai qu’il montait comme un oiseau. Aux coups de vent ravageurs, il s’accrochait au poteau de toutes ses forces avec les seules griffes de son courage. Parfois, il faisait le gros dos, il faisait drapeau et j’entendais claquer ses dents ou… c’était les miennes… Son casque s’était envolé, sa musette s’était renversée, ses outils s’étaient dispersés dans le champ mais, obstiné, il s’évertuait à dépanner, coûte que coûte. A ses cris demandeurs et par la ligne de vie, je lui passais le matériel nécessaire à notre réparation de fortune au bout de la poulie.

Il m’impressionnait, Chacha ; j’admirais son sang-froid au milieu de l’intempérance hallucinante des éléments. Enfin, comme une gamme immaculée, les fils électriques sont revenus à leur état ordinaire de fonctionnement. Nous étions glacés. La pluie traversière nous avait imbibés jusqu’à l’âme de son fardeau de froidure. Au poste, nous avons mis des fusibles neufs et nous avons enfin replié la grande échelle ; nous avons rétabli le courant. Dans les maisons du paysage, les lumières sont enfin revenues.

 

C’est à ce moment que nous avons croisé la propriétaire des vignes. Je me souviens de sa moustache et de son parapluie détraqué ; je me souviens aussi de la fin de sa phrase visqueuse : « … Pour une fois qu’EDF travaille… » Mais nous, on s’en foutait ; on marquerait deux heures supplémentaires et un repas, à la fin de cette journée d’anthologie… si la hiérarchie était d’accord, bien sûr…

 

Et puis, nous sommes repartis sous la pluie incessante, on avait plein de bons de travaux dans le vide-poche de notre camion…

 

Pascal

commentaires

B
La sécurité de l'emploi, mais à quel prix, bonjour le stress !
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J
je n'étais évidemment pas sur le terrain et l'époque n'était pas la même, mais je reconnais bien là ce que les &quot;gars de l'EDF&quot; pouvaient raconter quand certains rendaient visite à mes parents à la retraite<br /> merci pour ce témoignage. et je me souviens des slogans aussi. Le premier sur des buvards publicitaires
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M
C'est un beau témoignage, merci Pascal !
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J
plus d'électricité...c'est panique à bord : se rappeler comment déverrouiller la porte du garage puis le portail pour sortir de la maison, avant il a fallu mettre la main sur une torche dont les piles fonctionnaient et quand la lumière, presque à chaque orage l'alimentation de la maison disjoncte et le poste est au niveau de la rue...tout en bas du chemin..Et.quand la &quot;panne&quot; vient de plus loin Merci les électriciens, voilà bien une profession dont je ne me suis jamais plainte.
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