Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
26 mars 2016 6 26 /03 /mars /2016 18:11
C'était un énorme oeuf de Pâques.   Almanito

sujet semaine 13/2016 - clic

 

Ils arrivaient toujours vers Pâques.

La Pontiac Spécial 6 Woody vert clair apparaissait soudain dans le dernier tournant avant la maison et se garait sous les pins.
L'oncle Valère et la tante Jenny en sortaient, un peu hirsutes et accablés de chaleur dans leurs vêtements du grand nord canadien, semblant avoir fait le voyage d'une seule traite tant ils paraissaient étonnés de se retrouver soudain parmi nous, en plein cœur du sud de la France.
"Mais vous allez crever de chaud, débarrassez-vous donc de vos manteaux!" disait Louise immanquablement. Et Jenny répondait toujours: " Bien sûr, Louise, mais laisse-nous le temps d'arriver". Tante Jennifer tenait beaucoup à cette mise en scène qu'elle renouvelait chaque année, comme pour marquer le fait qu'elle habitait au bout du monde et en rajoutait question couleur locale afin de nous épater.
Une fois posés manteaux en peaux retournées et bottes fourrées, l'oncle Valère retroussait les manches d'une très folklorique chemise de trappeur à carreaux et nous prenait chacune dans ses bras pour nous faire tournoyer en l'air dans la cuisine, embrassait ses beaux-frères sur la bouche et effleurait élégamment de ses lèvres les mains de ses belles-sœurs à la fois flattées et gênées, tandis que Tante Jenny embrassait chacun chacune de façon traditionnelle.
Les hommes de la famille acceptaient de fort mauvaise grâce ces baisers intempestifs, surtout le petit oncle César, gendarme de son état, court sur pattes et complexé, qui interprétait ce geste comme un outrage à son orgueil de mâle méditerranéen. "Allez, César, à la russe!" s'exclamait Valère qui n'était pas plus Russe que Canadien mais Roumain, ancien militant " mais pour la bonne cause" disait Jenny, ayant fui son pays quelques années auparavant.
Nul n'aurait osé s'enquérir de ce que la tante entendait par "bonne cause", préférant sans doute ne pas en savoir davantage sur ce phénomène des Carpates rondouillard et pommadé comme une cocotte qu'elle entretenait depuis leur mariage, pas plus que l'on ne lui eût demandé la raison pour laquelle elle avait anglicisé son prénom.
Venait ensuite le cérémonial des cadeaux. La famille en cercle autour de la fascinante voiture aux portes de bois, l'oncle et la tante prodigues ouvraient le coffre pour en sortir des merveilles qui laissaient les enfants bouche bée tandis que les parents retenaient leur souffle, dubitatifs, devant le contenu hétéroclite et souvent bariolé qu'ils exhibaient, fiers et heureux de la stupéfaction générale comme des vendeurs de tapis dans un souk oriental: babouches de toutes tailles, napperons brodés, vaisselle décorée, poupées de tous pays, couvertures épaisses, tours Eiffel  plastifiées de dorure, bilboquets, toupies, foulards criards..... Restait au fond, coincé derrière les sièges avant, l'immanquable gros paquet dont chacun connaissait le contenu. "A toi, Jo, on te laisse faire, c'est toi le plus costaud" disait Jenny à mon père qui s'emparait du colis volumineux avec la précaution du joaillier déplaçant le Koh-i Noor pour le transporter dans la cuisine.
A la fin de la journée, la maison étant déjà comble, le couple fantasque montait une tente de toile beige dans le jardin. Nous les assistions , envieuses, harcelant sans succès les parents pour que l'on nous permît d'y dormir. Ils avaient tous deux l'aura de la nouveauté, celle des grands aventuriers et de la fantaisie et leur venue suscitait autant l'excitation que l'admiration des enfants que nous étions. Nous nous battions pour obtenir leurs faveurs et vénérions cet oncle qui partageait nos jeux comme un gosse et qui accaparait en pacha l'unique salle de bain des heures durant avant d'en sortir parfumé et crémé de la tête aux pieds. Nous suivions son sillage comme une nuée de petites mouches se disputant la place sur le rebord d'un pot de confiture...
Le jour de Pâques arrivait et on pouvait enfin déballer le gros paquet. Nous savions déjà ce qu'il contenait mais le plaisir restait le même d'années en années. C'était un énorme œuf de Pâques, plus haut que la plus jeune d'entre nous. Sous son magnifique ruban de tulle, il trônait, splendide et brillant au milieu de la table. L'oncle César, d'un coup de marteau sec faisait éclater la coque épaisse et les mains se précipitaient pour saisir les premiers éclats. Nous faisions fondre le chocolat sur la langue en fermant les yeux de bonheur. La couche de nougatine se faisait alors sentir avec ses petit copeaux d'amandes qui nous râpaient le palais, si dure que nous ne pouvions la croquer et que nous la recrachions, dépitées, dans le jardin pour le plus grand régal des fourmis.

 

Et puis un matin, en nous levant, nous constations que la drôle de voiture à l'immatriculation bizarre et la tente avaient disparu. Ils étaient partis comme ils étaient venus, sans prévenir, et derrière la vitre du séjour nous sentions le vide que l'oncle Valère et la tante Jennifer laissaient derrière eux. Nous nous consolions avec les babioles qu'ils nous avaient laissées mais qui déjà perdaient leurs couleurs.

 

 

Almanito

commentaires

M
C'est une belle chronique familiale, Almanito :)
Répondre
J
un texte plein de charme et de sous-entendus et cet énorrrrrrme oeuf à partager
Répondre
C
Un brin de fantaisie, un soupçon de rêve, beaucoup d'imagination. ...un panier de cabosses , la magie des fêtes, une famille d'illuminés heureux....et tout cela finit comme repas pascal aux fourmis mi mignonnes!<br /> Un recit qui se déguste avec une pincée de nostalgie...
Répondre
A
C'est sûr que l'on ne peut pas oublier des personnes étranges comme ces deux là :)
Répondre
C
Le coup de marteau sur l'oeuf géant ! ça c'est souverain !!! :-)
Répondre
M
Une bien étrange famille !
Répondre
C
J'adore le portrait de cet oncle folklorique inspiré par ce soleil sur le plat. Tu as le chic pour dépeindre des familles fantastiques ;-)
Répondre
J
Ah des oncle et tante qu'il n'est pas permis d'oublier... ;-)
Répondre

  • : Mil et une, atelier d'écriture en ligne
  • : atelier d'écriture en ligne
  • Contact

Recherche

Pour envoyer les textes

Les textes, avec titre et signature, sont à envoyer à notre adresse mail les40voleurs(at)laposte.net
 

Infos