sujet semaine 13/2016 - clic
M’man, quand elle préparait un gâteau, elle savait toujours m’intéresser à sa préparation pour m’occuper. Pendant ses allées et venues, et pour ne pas que je traîne dans son tablier, elle reculait une chaise de la table de la cuisine et elle m’y logeait en me demandant de rester tranquille. J’étais son meilleur témoin.
D’abord sagement assis, je surveillais chacun de ses faits et gestes ; ma place était imprenable et, même à ma curieuse et jalouse petite sœur, je n’offrais pas le moindre petit coin de fesse. Ma mère m’obligeait pourtant à me pousser pour qu’elle assiste, elle aussi, à la préparation culinaire ; subrepticement, je savais bien la déjucher de ma place avec tous mes subterfuges de gamin turbulent. Lasse de pincements, de bousculades et autres tirages de couettes, avec quelques simagrées de « chouineuse », elle retournait gronder ses poupées et pousser son Petit Colin de landau.
M’man ouvrait son vieux livre magique de recettes, puis elle cherchait le bon chapitre. Chaque page avait le parfum d’un gâteau différent. Elle les tournait rapidement et quand elle énonçait les titres, il me semblait que des effluves de baba au rhum, de chou à la crème, de crêpes, de clafoutis et de tartes, se mélangeaient dans la cuisine ! Je me disais que les enfants de celui qui avait écrit le livre avaient bien de la chance !...
Nous, c’était la tarte aux pommes parce qu’elle emportait tous les suffrages à la table de notre gourmandise familiale. M’man avait toutes sortes d’ustensiles bizarroïdes qu’elle sortait de ses placards au fur et à mesure du déroulement de sa recette. J’aimais bien cette cacophonie d’instruments qui signifiait à toute la maison la préparation d’un bon gâteau. Pour mieux voir, j’étais maintenant à genoux sur ma chaise ; j’anticipais chacune des attitudes de ma mère ; c’était passionnant. Un moment, pâtissière, m’man dansait dans sa cuisine. Quand elle saupoudrait la table avec de la farine, c’était un véritable nuage de mystère qui envahissait son plan de travail. Dès qu’elle se tournait, je laissais balader mon doigt mouillé de salive sur cette poussière si blanche ; il fallait que je goûte à cette poudre mystérieuse. Pour aider, j’écrasais les petits grumeaux et pour m’amuser, je traçais des bouts de route. M’man disait que c’était de la poussière de paradis et ce devait être vrai car ce n’est pas avec des minuscules grains de blé qu’on pouvait faire autant de poudre blanche.
M’man, quand elle cassait les œufs au bord du ramequin, elle disait toujours que le petit poussin s’était transformé en soleil ; c’était mieux pour sa recette. C’était amusant de savoir que le soleil était enfermé dans la coquille ; comme ça, les jours de pluie, on n’avait qu’à faire un grand gâteau pour retrouver ses chauds rayons et tous les sourires dans la maison. Les poules, les œufs, c’était encore un mystère que je n’avais pas élucidé ; les explications de mes parents étaient floues. Mon père les ramenait de la campagne par boîte de douze ; je me disais que là-bas, c’était plus facile d’attraper le soleil, de l’emprisonner dans sa carapace, que dans les villes où on ne voyait jamais où il se levait et où il se couchait. Ma mère les cassait et on les mangeait soit en omelette, soit à la coque, soit pour illuminer de ses rayons notre gâteau ; cela suffisait à ma compréhension.
La cuisine avait des airs d’antre d’enchantements. M’man, c’était une vraie fée. L’eau, c’était la pluie, le four de la cuisinière, l’antre du diable, puisqu’il y faisait si chaud, et ses instruments de pâtisserie semblaient se débrouiller tout seuls à l’élaboration de la tarte.
Le rouleau laminait, le fouet cinglait, le moule piaffait…
Quand elle épluchait les pommes, je m’amusais avec les guirlandes de peau bigarrée, je rongeais les quelques morceaux de chair sciemment oubliés, mais je ne devais en aucun cas laisser tomber des pépins qui auraient pu instantanément germer sur le carrelage de la cuisine…
A force de courage, de mélange et d’effort, tout ce qui passait entre les mains de ma mère devenait un trésor de gourmandise. Je me léchais les doigts parce que j’avais l’eau à la bouche. Dans le four, la farine magique du paradis devait s’arranger avec les soleils des œufs, et les quartiers de pomme sucrés, organisés dans un ordre de rosace, devaient bien résister à toute cette chaleur, puisque cela sentait si bon dans la pièce. Son œuvre de cuisinière terminée, m’man lavait ses ustensiles dans l’évier et les rangeait doucement dans les placards, puis elle donnait un coup de balai sur le sol, sans doute à cause des pépins de pomme. Je voyais tout parce que j’étais debout sur ma chaise ! Trop mal aux genoux !...
Dans cette ambiance divinement odorante, il régnait d’intenses moments suaves ; j’inspirais sans jamais m’arrêter comme si je voulais capturer tous les parfums goûteux planant dans la cuisine ! Les mains en pagaies, je brassais l’air pour qu’il vienne jusqu’à mes narines ! J’empêchais même ma petite sœur de respirer ma récolte !
J’applaudissais ; ma mère me descendait de la chaise. Je dansais sur le damier noir et blanc de notre cuisine ; comme un joaillier revisitant sa vitrine, j’avais des étincelles multicolores plein les yeux. Dans le four, c’était les soleils des œufs qui m’éblouissaient…
Pascal.