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2 octobre 2017 1 02 /10 /octobre /2017 19:51

sujet semaine 40/2017 - clic

      Quand j'étais étudiant, avant de débuter la carrière que vous savez dans la diplomatie, je louais une chambrette sous les toits au numéro trois de la rue de la dame Blanche, aujourd'hui disparue.
 
Au rez-de-chaussée se trouvait "la plume au vent", une petite librairie fréquentée par des étudiants, des artistes et quelques gandins.
Elle était tenue par Monsieur et Madame Massenet, un couple charmant et cultivé, doté d'une fille longiligne couleur de muraille prénommée Hélène. Ils habitaient le premier étage.
Monsieur Massenet m'avait confié son souci de ne pas avoir de fils pour prendre sa succession, tandis Madame Massenet se désolait que son Hélène se transformât d'année en année en endive, alors que toutes les donzelles de sa connaissance, nièces, filleules, voisines, étaient désormais nanties d'époux leur assurant  à vie respectabilité et aisance.
Comme étrangère à ces récriminations, Hélène qui tenait la caisse, m'adressa un jour un clin d'œil malicieux par-dessus le livre où elle était plongée, (je me souviens que  c'était "l'exil du prince Igor", illustré par Daumier), ce qui m'amena à constater avec étonnement qu'elle avait les yeux les plus aquatiques du monde.
Plus tard, dans l'escalier, elle me confia que, tant qu'à être bonniche, elle préférait l'être de ses parents, chez qui elle avait ses habitudes, sa maison de poupée et sa viole de gambe, plutôt que d'un barbon autoritaire qui lui ferait en plus d'horribles morveux dont elle ne ressentait pas le manque.
 
Au second habitait une famille nombreuse qui constituait la partie la plus remuante de l'immeuble. Qu'on appelait "les Mouton", parce que c'était leur nom.
 
Le troisième étage était occupé par Monsieur Claude, un célibataire sévère, entre deux âges, qui portait beau une barbe à l'Assyrienne poivre et sel.
Il était 2e commis aux écritures à la préfecture.
Extrêmement ponctuel, il sortait à huit heures vingt et rentrait à six heures trente. A neuf il était couché, après avoir soupé d'un morceau de fromage et enroulé sa barbe dans du papier journal humide, afin d'en préserver les ondulations.
Vingt ans plus tôt, bien que peu le sussent encore, José Claude avait été baryton à l'opéra de Poitiers. Son rôle de Iago lui avait valu quelque célébrité, et un entrefilet dans la petite Gironde, avant que pâlisse son aura, à la suite d'une sombre intrigue de haine et de jalousie, éclipsé par un rival plus jeune et plus beau (mais ne le sont-ils pas tous ?)  qu'il avait provoqué en duel.
 
Et moi-même je partageais le dernier étage avec un grenier plein de courants d'air principalement dédié au séchage du linge des propriétaires. Où ma foi, je coulais des jours tranquilles grâce à la petite pension que m'accordait mon oncle Jules.
 
Jusqu'à ce que se produise la catastrophe : Hélène s'éprit subitement de moi, malgré les dix ans et les cinquante cm que j'avais de moins qu'elle.
Je n'ai jamais su lequel des livres qu'elle dévorait avait brutalement enflammé ses sens.
A présent que les ans ont émoussé les miens, j'aimerais bien le savoir.
Bref, à bout de souffle, après quelques mois épuisants passés à l'éviter dans l'escalier et le grenier, je pris le parti, à regret, de déménager. Je cédais donc à l'invitation pressante de mon cousin Rodolphe qui se languissait dans son appartement trop grand. Puis je fus nommé à Bruxelles.
 
Quelques années après, j'eus à revenir dans mon ancien quartier, et par curiosité je demandai à mon chauffeur de faire le détour par la rue de la dame Blanche. La librairie était toujours là, beaucoup plus pimpante qu'autrefois.
Monsieur Claude était sur le trottoir, affairé sur un étal, flanqué de deux marmots en tablier à carreaux.
L'enseigne "la plume au vent" avait disparu, remplacée par "la Belle Hélène".
 
 

commentaires

G
Jouissif ! Il y a du Balzac en toi !
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B
Joli bâtiment croqué à grands traits.<br /> Il s'en passe des choses derrière les portes closes.
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A
La dame blanche et la belle Hélène... savoureux! On croirait lire du Balzac, mais un Balzac doué d'un humour au flegme tout britannique. J'adore le ton neutre très pince-sans-rire, désopilant. Tout de même, hein, cette pauvre belle Hélène couleur de muraille qui montait en graine, a fini comme une poire dans l'histoire.
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M
Pauvre Hélène affublée d'un mari qui prend un aussi grand soin de sa barbe. Mais peut-être s'est-elle finalement laissée séduire par sa voix de baryton ? J'ai bien aimé ce regard extérieur sur ce microcosme d'un autre siècle.
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V
J'aime le ton de ta narration où les mots imposés s'imposent d'eux-mêmes. J'ai cru me reconnaître dans Monsieur Claude, qui est aussi mon prénom :)
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J
Ah si on ne ressent rien pour la personne qui... vous harcèle par amour, mieux y mettre un point final...
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