Elle les regarde depuis l'œil de bœuf du grenier.
Les autres fenêtres côté rue sont toutes condamnées, les volets renforcés avec des barres de fer. De même que la porte d'entrée.
Au début, elle ne s'était pas méfiée.
Elle n'avait même pas su que c'était le début.
Au milieu de l'été il y avait eu ces groupes de jeunes qui stagnaient dans la rue, et avaient disparu au matin. Des jeunes normaux, tous pareils, en uniforme de jeune, jean et ti shirt.
Elle n'y avait pas porté grande attention, elle avait pensé qu'il devait y avoir pas loin un rassemblement, une de ces drogues parties en plein air, comme on en voyait à la télé.
Du temps de la télé.
Par précaution elle avait bien fermé la maison pour aller au magasin central.
Mais au retour elle s'était trouvée tout à coup cernée par une bande silencieuse, et en quelques secondes dépouillée des provisions qu'elle venait d'acheter. Ils ne l'avaient pas molestée, mais elle était restée un moment assise sur le trottoir, à essayer de retrouver sa respiration.
C'est ce jour-là qu'elle avait mis les barres aux volets et à la porte d'entrée.
Joseph avait prévu ces dispositifs, après les évènements, il y a bien longtemps.
Avec le comité de quartier, il avait aussi monté les hauts murs autour des jardins, et aujourd'hui, elle s'en félicite. Cela permet d'avoir de la lumière par les fenêtres de derrière, ce qui est appréciable puisque les panneaux solaires sont tombés en panne l'un après l'autre, et qu'elle doit économiser le peu de courant qu'ils délivrent encore pour manger chaud, de temps en temps.
Elle ne se fait pas trop de souci de ne plus pouvoir sortir. Dans le bunker du jardin, à côté du puits, Joseph a entreposé assez de nourriture pour des années, et il y en a deux fois plus que prévu, vu qu'il n'est plus là. Et des semences aussi.
Sa vie est finalement agréable, entre le jardinage et les livres dans le grenier.
Certes, parler lui manque, mais le soir elle papote un peu avec Madame Austen, la voisine, en tapant le mur avec le balai.
Formidable idée qu'avaient eue les comités de quartier de donner des cours de morse, après les évènements, quand tous les medias s'étaient tus.
Et puis il y a le vieux phono à pavillon, et les deux disques qu'elle connait par cœur : Lucienne Delyle, et Maurice Chevalier.
Souvent, elle remonte la manivelle et elle chante pour accompagner leur voix crachotante:
Moi qui l'aimais tant
Je le trouvais le plus beau de Saint-Jean,
Je restais grisée
Sans volonté
Sous ses baisers
Et elle porte un toast à la photo de Joseph à côté du phono, en regrettant qu'il n'ait pas pensé à stocker plus de muscat, parce que la vodka à l'eau lui donne la migraine.
Oui, finalement, la vie est assez agréable.
S'il n'y avait pas CEUX-LA.
Ils défilent maintenant jour et nuit. Des familles. Plutôt des tribus. Elle se demande d'où ils viennent. Impossible de le savoir parce qu'ils ne parlent pas. Vêtus d'oripeaux inidentifiables. Encore humains pourtant, puisqu'elle voit des bébés accrochés à des femmes.
Elle se détourne de l'œil de bœuf en soupirant, rassurée de se sentir en sécurité dans sa forteresse.
C'est alors qu'elle la voit.
Dans l'encadrement de la porte de l'escalier, se tient une fille au regard aigu, en loques, grisâtre depuis ses pieds sales jusqu'à sa chevelure emmêlée. Dans les quatorze ans peut être, accompagnée d'un chien jaune efflanqué.
Emma
en hommage à Doris Lessing , dont les "mémoires d'une survivante" auraient pu avoir inspiré madame Ferré