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sujet 36/2021 - clic
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J’ai encore cassé mes lunettes ! Je me doutais bien que cet enf….. d’oculiste me procurerait des verres trop fragiles pour le métier que j’exerce. Avant, quand j’étais plus jeune et « bien- voyant », ma spécialité, c’était le petit point, la broderie légère et délicate avec des aiguilles taille 2 ou 3 maximum. Ensuite, il m’en fallut de plus grosses, puis j’ai fini par renoncer aux jolis napperons brodés qui plaisaient tant à ma clientèle. Un homme qui coud, c’est pas banal, me direz-vous, mais un homme qui brode encore bien moins. Puis je me suis mis au tricot. Même scénario : avant, je faisais de jolis napperons au crochet qui me valaient l’admiration de toutes les ménagères de la ville, j’étais le seul homme inscrit à l’atelier « un point c’est tout », je me faisais chouchouter et même pratiquement draguer par quelques veuves esseulées et dames à consoler de tous âges, dont l’occupation principale était, une fois par semaine, la confection de petites pièces délicates et futiles mais O combien chères à leur cœur solitaire en quête de réconfort.
J’en consolais bien, il est vrai, quelques-unes de temps à autre, mais mon activité me pesait de plus en plus, je ne trouvais plus le bonheur dû à la créativité, à la nouveauté innovante chère à tous les travailleurs manuels, même les plus ordinaires. Je décidai donc de m’inscrire à l’atelier concurrent qui lui, s’était spécialisé dans le tricot et le crochet. L’aiguille fine céda sa place aux aiguilles à tricoter, puis à crocheter, j’eus beaucoup de mal à m’adapter à ces nouveaux joujoux que représentent les aiguilles et surtout les pelotes qui se dérobaient régulièrement sous mes doigts et s’en allaient immanquablement se réfugier sous le meuble le plus proche. La meneuse de l’atelier était une vieille dame sèche et revêche qui me jetait de méchants regards en coin quand je laissais échapper mes mailles. Elle me faisait penser à mon ancienne institutrice de classe, madame Mac Miche qu’on appelait Mac Moche quand j’étais en 11ème il y a bien longtemps. Mais il faut aussi que je reconnaisse qu’elle était très efficace et que ses conseils m’aidèrent vite à progresser dans cet art.
C’est à ce moment que ma vue se mit à baisser encore et que je me vis quasiment contraint à abandonner le tricot. Jusqu’au jour, ou plutôt une nuit où je fis ce rêve incroyable : je me trouvais devant un ouvrage fait en tricot de plusieurs mètres de long, les aiguilles étaient énormes et les pelotes gigantesques. A mon réveil, j’avais trouvé la solution ! J’allais travailler avec du matériel à la hauteur de mon handicap. Et puis, si je ne trouvais pas de la laine assez grosse pour effectuer ce travail, eh bien, j’allais me la fabriquer moi-même à partir de papiers de récupération travaillés de manière à satisfaire mes besoins. C’est ainsi que naquirent ces œuvres uniques qui font ma réputation actuelle.J’ai quitté mon village, n’ai plus revu ni madame Mac Moche, ni mes anciennes collègues et amies de l’atelier, à qui je pense toujours avec beaucoup de tendresse, car ce sont elles qui m’ont donné le goût de ce que l’on nomme ordinairement et très injustement des « travaux de dames ».
Bon, je vous quitte pour appeler mon oculiste, car, si ma notoriété a grandi depuis le début de mon histoire, mon étourderie, elle, n’a pas changé et je ne compte plus le nombre de lunettes brisées. C’est peut-être ça le signe du génie !!
Le blog de Cloclo