Les ronflements de Martine ont réveillé
Georges. C'est d'abord un vrombissement sourd, saccadé, comme un gros insecte qui peinerait à prendre son envol ; puis le son prend de l'ampleur, s'arrête au point culminant, comme pour
ménager ses effets, et d'un coup se dégonfle en un pschitt prolongé.
Il la voit de profil, mais c'est tout juste si elle a un profil car son visage n'est que courbes douces et
molles. Il zoome sur son oreille, qui est à vingt centimètres de lui : le lobe charnu est couvert d'un court duvet, il s'imagine que ce sont des poils urticants comme il y en a sur certaines
plantes. Un petit filet de salive descend sur son menton replet. Elle se tourne en poussant un soupir, manquant renverser le pot de miel de l'en cas qu'elle prend au lit avant le petit déjeuner,
et sur lequel elle s'est rendormie.
Il reçoit son odeur chaude et douceâtre, et une bouffée de dégoût haineux l'envahit.
Deux coups de sonnette brefs le font sauter du lit. Ce doit être le facteur. Déjà ! Il est vrai que
maintenant, il n'a plus à mettre le réveil pour se lever au petit jour. Quelle veine de ne plus avoir à courir à la gare, se faire avaler sur le quai 6 par la foule silencieuse et
sombre !
Qu'est-ce qu'il a toujours à sonner, le facteur, comme s'il apportait quelque chose d'urgent ou important
!
Mais rien d'intéressant, comme d'habitude, si ce n'est un de ces petits catalogues qui réjouissent
Martine, qui proposent des objets si peu chers qu'ils en deviennent merveilleux ! Tous aussi utiles les uns que les autres : le lapin en porcelaine distributeur de cure dents, le couteau qui
découpe des étoiles dans les pommes de terre, le pinceau matelassé pour éviter les coulures, ou l'éponge panda qui gratte sans user, avec son support magnétique.
"Bonjour papa !", crie de la cuisine Martine qui s'affaire maintenant dans son éternel peignoir bleu des
mers du sud. Papa ! Ça fait longtemps qu'il ne l'appelle plus "Maman" ! Exactement depuis le jour où il a entendu glousser derrière la haie Patricia, l'insolente petite voisine dont la seule
occupation semblait être de bronzer. Tiens, qu'est-ce qu'elle est devenue celle-là ?
Papa ! Ridicule ! Ridicule quand on est "papa" d'une haridelle morose qui le dépasse d'une bonne tête ! Un
instant il revoit sur le canapé la petite fille qui riait en jouant avec ses boucles brunes comme avec des ressorts.
Martine est sortie arroser ses géraniums tant qu'ils sont encore à l'ombre.
Il sort les bols ; l'idée lui vient que pour Budapest peut être les passeports ne sont plus valables. C'était
quand les Baléares ? Où est ce qu'elle range ça ? Martine a une logique particulière qui l'exaspère. Elle est capable d'avoir mis les passeports avec les albums photos, parce que pour elle, c'est
la rubrique "voyages", ou encore dans une valise, parce que ça va ensemble. Tiens, qu'est-ce qu'il disait, ils sont dans le tiroir de sa table de nuit… Dieu sait pourquoi…
C'est quoi ce papier fatigué ? Une lettre, ah elle ne date pas d'aujourd'hui… la lettre commence par
"à la très chère, à la très belle "…. Eh ben dis donc ! et bla et bla et bla, et termine par
"j'attends ta réponse, ma tendre sylphide ". Bernard.
Georges s'assoit sur le lit tellement il rit ! Il est secoué d'un rire énorme : la tendre
sylphide, il la voit par la fenêtre, le peignoir des mers du sud tendu sur sa croupe opulente. Ah ah, elle a
bel air, ta sylphide, Bernard !
Bernard ?
Ah ah ! Sacré Bernard !
Il en pleure de rire pendant qu'il fait couler son bain.
Il se glisse dans la baignoire ; son gros ventre émerge de l'eau bleue comme un atoll blanchâtre frangé d'une
barrière de mousse.
Par surprise les sanglots le submergent, ils montent en vagues jusqu'à sa gorge.
"Papa, le café est prêt," dit joyeusement Martine en passant la tête dans la salle de bains, puis, soudain
inquiète : "mais qu'est-ce que t'as ? "
"Rien du tout, c'est ton foutu bain moussant, il pique aux yeux, tu veux me coller une allergie, ou quoi
?
Emma