Au départ, les mots en eux-mêmes sont assez innocents : UNE TABLE, UNE CASSEROLE, UN LAPIN, UNE TULIPE, c'est clair et net, indiscutable.
Pourtant, quand le mot désigne un humain, ou sa pensée, il devient aussitôt ambigu : UN CON, pour n'en citer qu'un.
Assembler plusieurs mots peut avoir un sens parfaitement limpide : LE SEAU EST PLEIN, CASSER TROIS ŒUFS DANS LA FARINE, CHEZ TOI OU CHEZ MOI ?
On ne peut même pas soupçonner le pédagogue d'hier d'enseigner sournoisement aux bambins le surréalisme et prôner la maltraitance animale quand il écrit : " LE COQ DE NICOLE A UNE CRÊTE ÉCARLATE, TABATHA A UN PETIT ÂNE TÊTU, TIRE TIRE TABATHA"
Mais la plupart du temps, la phrase, qui est une construction intellectuelle, reflète une manière, et porte une intention de l'auteur : convaincre, manipuler, séduire, épater, faire du beau, c'est la porte ouverte aux mensonges et manipulations.
Une phrase est un peu comme un visage : toiletté, maquillé, mis en scène pour le théâtre social, celui de la coexistence pacifique. Un dos, une nuque ne mentent pas ; un visage si, tout le temps, sauf quand il dort ou chante.
Les espions, les publicitaires, les politiciens, les prophètes et les malfaisants savent dissimuler incitations subliminales, informations cryptées, ou fakes habiles, les intellos jonglent avec le sens dans des jeux d'écriture plus ou moins sophistiqués.
Mais la littérature patentée ment au premier degré, avec notre complicité ; on le sait bien que tout est faux : s'ils ne sont pas transmutés par le lyrisme, personne n'a envie de lire le reflet de sa vie, ni l'affligeante réalité !
Est-il si important de comprendre entre les lignes qu'Isabelle dont le poète chante les yeux s'appelle Léon dans la vraie vie ?
Quand Alphonse de L. se fend de soixante vers ampoulés pour soi-disant glorifier Elvire, cette bécasse qui ne mesure pas l'honneur d'être aimée par un génie :
Oui, l'Anio murmure encore
Le doux nom de Cynthie aux rochers de Tibur,
Vaucluse a retenu le nom chéri de Laure,
Et Ferrare au siècle futur
Murmurera toujours celui d'Eléonore !
Heureuse la beauté que le poète adore !
Heureux le nom qu’il a chanté…
qui exhalent plus la suffisance pompeuse que la passion, on sait bien qu'il se fiche d'Elvire autant que de Cynthie, Laure et Eléonore : en étalant son savoir, il brigue quelque ronflante distinction …
Mais aimerait-on lire :
"c'est un trou de verdure où chante une rivière… "
…qui pue, car les voisins y jettent leurs ordures ?
Ah ! la réalité est rarement plaisante, à lire, ou à entendre : quand nous implorons "docteur je veux savoir la vérité" est ce que nous ne supplions pas intérieurement "mentez-moi, mentez-moi !"
C'est à travestir, édulcorer, que sert souvent la phrase, dissimuler notre hypocrisie congénitale.
Pour que le monde soit à peu près vivable.
Imaginons qu'on puisse lire la vérité entre les lignes, qu'il y ait à la télé un traducteur en sincérité : voix off, ou interprète qui gesticule la langue des signes, derrière chaque phrase, chaque échange, chaque discours !
ou encore qu'au-dessus de chaque humain flotte une bulle de bande dessinée, où s'inscrirait ce qu'il pense réellement (à côté des Schlak, Ouille, Berk, Aaaah, Bof, Pschiiiit… parfaitement explicites et souvent suffisantes).
Imaginons que par un de ces biais les humains expriment leurs VRAIES pensées.
Ils vont illico déclarer à leur patron qu'il est un gros naze. Les femmes diront à leur mari "vas-y donc, qu'on en finisse !" Et bien sûr les candidats aux élections proclameront du haut des tribunes qu'ils n'en ont rien à secouer des blaireaux d'électeurs et que ce tout ce qu'ils veulent c'est s'en mettre plein les poches.
Et le monde serait vite à feu et à sang. Du moins celui qui ne l'est pas déjà.
Le blog d'Emma