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atelier d'écriture en ligne

L'adieu. Pascal

 

Après plus de trois années à bourlinguer, je connaissais tout du bord. Les grincements des portes étanches, la vision dans les hublots, les odeurs des compartiments, les parfums des cheminées, les inclinaisons du soleil, étaient mes indications routinières par rapport à notre activité à la mer. Plus rien ne m’impressionnait, ni les tempêtes, ni les mers d’huile, ni les escales lointaines, ni les paysages extraordinaires. Les craquements de la coque, les grincements de la mature, les hurlements du vent, c’étaient mes berceuses de haute mer, c’étaient mes vraies sirènes, et le battement des hélices était celui de mon cœur.

 

Je savais que les douches de l’avant avaient de l’eau plus chaude qu’à l’arrière, que la fontaine réfrigérante de la cafétéria fonctionnait mieux que celle de la coursive principale, que les chiottes des mécanos n’étaient jamais bouchées, que la bannette du milieu était la plus agréable, qu’on pouvait piquer des bières chez les officiers mariniers supérieurs sans se faire attraper, que le pinard était meilleur les jours de ravitaillement, etc, etc…

 

A bord, j’étais chez moi. La nuit, pour colmater la faim pendant le quart à la mer, je savais où me procurer des boîtes de sardines, de pâté (le pâté Hénaff, c’est le pâté du mataf…) et autres conserves de harengs. Je savais boire mon café du matin, en poussant les cafards baignant dedans, sans jurer et sans vomir.

Vieux chouf, j’étais devenu un coquillage incrusté dans la coque de mon bateau. Au fil des exercices, des manœuvres et autres missions, nous n’étions plus qu’un, intimement liés par ces années de collusion.

 

A son bord, j’avais vu défiler des wagons d’appelés craintifs, embarquer et débarquer des pléthores de jeunes engagés ; trois pachas s’étaient remplacés aux commandes du navire et même les officiers de la machine me serraient la main dans les coursives.

 

Chaque poste, chaque tranche, chaque réduit, de la proue jusqu’au local barre, de la passerelle jusqu’à la soute la plus profonde, n’avait plus de secret pour moi. Je savais tout du brise-lame et de sa façon généreuse de disloquer les vagues par-dessus le navire en laissant blanchir les cheminées. Je savais tout de la chaleur du soleil sur le pont, de la froideur des hivers dans le poste, du parfum du pain matinal, du goût des embruns et de la joie des escales.

J’avais vu tant de couchers de soleil et tant de ses levers, sur tant de mers. J’avais vu tant de ports et tant de leurs bars, le long de tant de rues distrayantes. J’avais bu tant de bières et roté tant de fois sur tant de rencontres éphémères. J’avais vu la pluie à Bahia, la neige à Istanbul, le brouillard à Sébastopol, les nuits étoilées à Jacksonville, les cancrelats à Tema, les affamés à Dakar et les tempêtes furieuses aux Açores ; j’avais vu les champs d’algues sauvages aux Bermudes, les volcans en éruption en Sicile, le phare à éclats noirs de Port Gentil, les rues pavées de Dubrovnik, les paquebots d’estivants friqués à Mykonos, goûté les fromages de Samos et respiré les roses blanches de  Corfou… J’avais vu des naufragés en pleine mer, des containers à la dérive, des voiliers en course, des cachalots en bans, des dauphins joueurs et des myriades de poissons volants…  

 

Je connaissais tout de ma chaufferie et tout des méandres des collecteurs, qu’ils soient d’eau douce, d’eau de mer, d’huile, de vapeur ou de mazout. Je savais l’emplacement exact de chaque vanne cachée dans la cale ou perchée dans la mezzanine des tuyaux enchevêtrés. Dans l’échappée, en descendant, je savais à l’avance à quelle allure nous filions, à l’ardeur des ventilateurs de chauffe. Tous les bruits inquiétants avaient une signification rationnelle, une conclusion sereine. Je connaissais la plainte de chacune des plaques de parquet, le sifflement de chacun des auxiliaires et la couleur de chacune des flammes dans la chaudière. Au quart, j’avais ma chaise attitrée, je buvais le premier dans la bouteille d’eau fraîche, je bizutais les nouveaux, je discutais avec le second, je m’exemptais de toute corvée, je dormais d’un œil, j’allais fumer ma clope sur le pont… 

 

Vint le jour où je dus débarquer, poser moi aussi sac à terre. En bout d’exercice, mon bateau désarmait et tout l’équipage se retrouvait dispatché sur d’autres navires, basé à terre ou simplement, en fin d’engagement, renvoyé dans le civil.

Je veux mal me souvenir de ces instants de séparation mais ils s’accrochent à moi comme des enfants qui ne grandiront jamais…

 

Debout, sur la coupée, j’ai salué une dernière fois notre pavillon déplié ; il flottait encore sur son mât, du côté de la plage arrière. J’avais la tremblote, ce genre de frissons douloureux qui ne peuvent pas s’arrêter avec un geste d’humeur. Gris fané, vieillissant, usé, affalé dans ses amarres, il stagnait dans l’eau vaseuse du port. Les roufs semblaient courber leur tôle, les canons des tourelles n’avaient plus leur superbe d’antan, la mature était sans couleur de timonerie et le radar de veille était désespérément inerte. La vie semblait avoir définitivement déserté le bateau car pas le plus petit signe d’activité ne perturbait le silence. Sur le quai, je marchais à côté de lui et je n’osais pas le regarder ; Il était comme un ami que jamais on ne va revoir et chacun de mes pas avait une sonorité triste, telle une sorte de marche funèbre. J’aurais bien aimé aller caresser son flanc comme à l’animal chéri qu’on laisse sur une table d’euthanasie… 

Les hublots fermaient les yeux, le D634 peint sur sa coque se désagrégeait lentement, les câbles du bastingage étaient avachis, la rouille insidieuse grignotait la ferraille naissante avec un appétit féroce. Comme un préleveur d’organes, l’Arsenal l’avait déjà dépouillé de ses radeaux de sauvetage, des canotes et des tubes lance-torpilles. Tel un couard, un hypocrite de basse ville, j’ai regardé ailleurs, j’ai regardé du côté du Mont Faron, j’ai regardé partout, le ciel, les nuages, les mouettes, mes chaussures, mon ombre fuyante, pour tenter de l’oublier. Avec sa proue m’accompagnant, c’était lui le brise larme qui déchirait les vagues de mon âme… Il ne parlait pas comme s’il était déjà mort ou comme s’il attendait que je parle en premier. Quand je l’ai dépassé, je n’ai pas eu le courage de me retourner ; au fond des yeux, j’avais le mal de mer…

 

Pascal. 

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P
Merci à vous pour vos commentaires sympas.
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A
Que c'est triste un navire qui part à la casse, je comprends le marin qui ne peut pas le regarder en partant . Très joli texte
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J
il est un temps pour tout. Mais mettre définitivement pied à terre est sûrement un déchirement pour les bourlingueurs
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A
trop bien ce texte
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J
Abandonner sa vie sans se retourner pour éviter de pleurer...juste l'amer en partage
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J
Ah on s'attache pour sûr... et quelle agonie, ça pince le coeur en effet... merci Pascal
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