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atelier d'écriture en ligne

La rencontre . Pascal

 

Le ciel était gris, il était bas, il était lourd, comme un jour d’hiver, dans l’arsenal de Toulon.

La plupart des escorteurs d’escadre étaient à l’attache. Si semblables, les Tartu, Galissonnière, Cassard, Jauréguiberry, d’Estrées, Guépratte et autres Duperré, Forbin ou Vauquelin, s’alignaient comme à la parade le long des quais. Dans le brouillard bruineux, cette pluie pénétrante et froide, de loin, j’ai tout de suite reconnu le mien, à moins que ce ne soit lui qui m’ait attiré dans ses filets…

 

Animal au repos, il était là, stationné au dernier quai de Milhaud… Selon mon ordre d’embarquement, je devais rallier ce jour, à huit heures, le La Bourdonnais. Le D634. C’était ses initiales de baptême peintes sur sa coque. Il m’attendait…

 

Tel un grand requin prisonnier, sa proue était muselée par des lourdes aussières qui se tendaient jusqu’aux bites d’amarrage. Pour l’amadouer, le clapot de la mer caressait sa ligne de flottaison avec d’infinies précautions. Par des trous dans la coque s’évacuaient  des filets d’eau continus ou des fumées d’échappement fugaces. Maquillé de gris, décoloré et brasillant quelques peintures de sel, il semblait défier l’ambiance avec sa présence affûtée de fer et d’acier.

Sur le quai, les flaques de pluie le réfléchissaient et il paraissait encore plus grand dans son costume de reflet. Je fus impressionné par son étrave si aiguisée et par les ancres enfichées dans les écubiers. Les vagues n’avaient qu’à bien se tenir avec ce pourfendeur profilé… Les bastingages tendus comme des cordes de violon augmentaient encore cette ambiance de rudesse et de sévérité. Je pus facilement lire le mot « Honneur », incrusté dans une plaque en laiton, au coin de la superstructure de l’avant, et je me redressai machinalement…

Hauts, dans les haubans, des pavillons de timonier se balançaient à l’envi des coups de vent. Quelques mouettes baladeuses planaient sans envergure en leur criant des litanies sporadiques tandis que le radar de veille tournait inlassablement en haut de la mature.

Comme s’il protégeait son équipage, son énorme tourelle de 127, avec ses canons pointés vers le ciel, surveillait toutes les allées et venues du débarcadère.

Une équipe de cuistots, de loufiats et de corvéables remplissait la cambuse en se passant à la chaîne des plateaux de victuaille. Parfois, des grosses boîtes de conserve brillaient un instant dans leurs mains agiles et des cartons s’empilaient sur le pont jusqu’à ce qu’ils soient répartis dans les coquerons par d’autres matelots. Les derniers préparatifs de l’appareillage imminent allaient bon train. De lourds fils électriques raccordaient le navire au quai comme des cordons ombilicaux de lumière…  

 

Je portais mon sac de marin sur l’épaule et, pour donner quelque courage à mes dix-sept ans, je sifflais des airs qui n’existent pas. Je n’arrivais pas à trouver des refrains à mes chansons d’abordage tant l’avenir devant moi était rempli d’aventures incertaines.

Il était là, géant et massif, profilé, taillé comme une bête musclée, attentif, puissant et austère. Il était inquiétant pour tout ce que je ne connaissais pas de lui, pour tous les exploits qui planaient dans son aura, pour toutes les escales lointaines dont il était déjà détenteur…  

 

Alors, c’était là que j’allais user mon sac. Pendant quelques années, j’allais sceller mon destin avec celui de ce navire. De toutes mes aventures de mer, il allait être le parrain, le confident, le grand frère. C’est dans son ventre que j’allais grandir encore pour devenir adulte. C’est à lui que j’allais murmurer mes peines et mes espoirs, c’est lui qui m’endormirait de mes ivresses de grands soirs et qui me ramènerait au départ de tous mes au revoir. C’est avec lui que j’allais écrire mes plus belles pages de souvenirs…

Le La Bourdonnais : c’était un coup de dés, un coup de chance, une martingale gagnante avec le six, le trois, le quatre…

 

En vrombissant, des gerbes de fumée blanche s’échappaient des deux cheminées pour répondre aux messages sibyllins d’autres cheminées allumées dans l’arsenal. Comme s’il me toisait de haut, j’avais l’impression que tous ses hublots me suivaient du regard. Attentif à ma démarche, il passait son inspection. J’étais sous les feux de son inquisition… Sur mon épaule, je pouvais facilement entendre :

 

« Alors, matelot, c’est toi qui embarques aujourd’hui ?... C’est l’hélice et la roue dentée qui s’impriment si fort sur ton caban bien propret ?... Te voilà jeune galonné du brevet élémentaire de mécanicien ; tu as fière allure et la légende de ton bonnet s’illustre encore de ton école !... Voilà donc une belle spécialité !...

Tu vas travailler dans mon ventre. Il te faudra reconnaître chacun de mes tuyaux, apprendre mes chansons de vapeur, suivre le moindre de mes collecteurs et, de la cale aux chaudières, des vannes jusqu’aux auxiliaires, des soutes jusqu’au mazout, tu devras tout savoir de mon fonctionnement, de mes humeurs, de ma force et de mes faiblesses. Tu devras surveiller les manomètres, les thermomètres, les couleurs de ma fumée, écouter les plus petits bruits de la chaufferie ; tu devras laver le parquet, peindre mes façades, nettoyer mes brûleurs et réparer mes montures de niveau. Si ton espace est la machine, il te faudra courber l’échine et apprivoiser mes turbines. Tu mettras tout ton cœur à l’ouvrage, en échange, je t’apprendrai la patience, la résistance, l’effort, la fierté, la discipline, l’abnégation, l’honneur, le courage.

Allez, monte petit, monte sur mon dos : nous allons jusqu’à Valparaiso. Des tempêtes, nous ferons des fêtes et, des escales, des lieux de régal. Du côté des Kerguelen, on caressera les baleines et on verra peut-être des sirènes. On ira voir la naissance des typhons du côté du Japon et, sans inquiétude, on traversera encore le triangle des Bermudes ; on survolera les plaines abyssales, on jouera à quelques batailles navales et, sans nulle prétention, nous serons toujours rentrés à l’heure des permissions… Allez, grimpe à mon bord, jeune mécano… »

 

Alors, la gorge serrée, j’ai escaladé la coupée, salué notre pavillon de poupe et tendu mon ordre d’embarquement à l’officier de quart…

 

Pascal. 

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P
Merci à vous d'avoir pris un peu de votre temps pour lire ces aventures.
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J
Un bel embarquement,..et l'émotion d'un grand départ
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N
Pour rencontrer l'Hermione, il eut été plus congru d'embarquer sur la frégate La Provence! ** )<br /> <br /> http://www.hermione.com/media/2004provence__024335500_1202_21042015.jpg<br /> http://www.meretmarine.com/fr/content/premiere-sortie-en-mer-pour-la-fregate-provence
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J
un texte qui me met à la place de ce mousse embarquant sur un navire plus récent avec ses machines mais avec les mêmes appréhensions et le même appétit de découverte de la part des jeunes gens qui y embarquaient ...
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G
C'est presque une nouvelle !
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J
Un peu plus âge que le mien, imaginaire, bon vent à lui aussi... ;-)
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