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atelier d'écriture en ligne

Les bouchons de monsieur Henri. Almanito

Les bouchons de monsieur Henri.   Almanito

sujet semaine 39/2016 - clic

 

Lorsqu' en s'éveillant le jeudi matin, Louise trouvait sa petite jupe plissée disposée sur la chaise près de son lit, elle savait qu'elle passerait la journée chez dame Paneraud. Paneraud A- U- D précisait toujours la dame en question, craignant qu'on ne la prit pour une de ces réfugiés venus d'Espagne ou d'ailleurs. Ex habituée des quartiers chauds, elle avait arpenté les trottoirs de Bordeaux toute sa vie pour se reconvertir en tenancière de bar dans une sous-préfecture du sud-ouest par la grâce et la générosité d'un micheton qui lui avait offert l'établissement.
Dès lors, la dame n'avait eu de cesse de s'acheter une respectabilité en menant son escadre d'employés dans une main de fer et sa clientèle de même.
Depuis son poste qui dominait toute la salle jusqu'à la terrasse et auquel elle accédait en empruntant quelques marches comme le curé monte en chaire, elle contrôlait son peuple tel un despote. L'embourgeoisement l'avait lestée d'une vingtaine de kilos qu'elle tentait de camoufler sous d'amples écharpes violemment bariolées par dessus des tenues dignes d'un couvent de carmélites et ses lèvres fardées d'épais rouges violacés qui révulsaient Louise au moment du "viens cocotte, viens me faire la bise", témoignaient malgré tout d'un passé chargé.
Jeanne déposait Louise bien avant la brasserie afin que, petite sauvageonne élevée sous les pins qu'elle était, elle s'habitua aux us de la ville, à marcher en faisant attention et à traverser toute seule.
La balade ne lui déplaisait pas mais son coeur se serrait aux abord de la brasserie. Elle osait quelques pas sur la chaussée pour éviter un individu en costume invariablement gris, qui se tenait constamment là, en terrasse, ses longues jambes maigres allongées devant lui, avec son profil "en lame de couteau" avait dit Jeanne, ce qui était très inquiétant. Louise lui prêtait l'intention de lui faire un croche-pattes si d'aventure elle passait près de lui, comme les garçons à l'école. De plus, l'inquiétant personnage souffrant atrocement d'un ulcère à l'estomac, ce qu'elle ignorait, affichait une grimace perpétuelle de douleur qu'elle interprétait comme un signe de cruauté et son nom imprononçable comportant tant de lettres dures et blessantes de K, de Z et de R entremêlées confirmait à ses yeux l'ignoble férocité de l'homme. "Mais non", lui avait dit Jeanne, "le pauvre, c'est le chauffeur de taxi...!". Et Louise avait secrètement souhaité que jamais au grand jamais, ni elle ni sa maman n'eussent à monter dans sa voiture.
Venait ensuite la grande salle, flanquée de banquettes usée et de chaises tarabiscotées de bistrot, que Louise traversait en serrant les fesses et tête baissée pour ne pas rencontrer les regards qu'elle croyait braqués sur elle et enfin la mémé Paneraud qui l'accueillait à bras ouverts, et Louise, après tant d'angoisse, se laissait emporter dans l'étreinte étouffante qu'elle détestait de la vieille dame.
Monsieur Henri, toujours impeccable dans son uniforme ceint d'un long tablier noir de premier garçon et le seul à qui Louise avait le droit de parler, apportait la grenadine "de mademoiselle" devant elle, avec double ration de sirop parce qu'il l'aimait bien et qu'il ignorait qu'elle détestait la grenadine. Louise sirotait un peu, faisait des bulles et prenait garde de ne jamais finir l'infecte mixture, faute de quoi une seconde lui était immédiatement imposée.
La journée était longue, Louise mourait d'envie d'aller regarder les joueurs de billards, ces grands qui tournaient autour d'une table jonchée de boules la fascinaient. Jeanne, lorsqu'elle était là permettait, mais dame Panuraud interdisait, "ces messieurs usant parfois de quelque vocabulaire incompatible avec l'éducation de cette petite". Jeanne souriait intérieurement, connaissant le passé de la dame, et la dame feignait de croire que Jeanne élevait sa fille comme une enfant de Marie. Personne n'était dupe mais c'était le jeu que la bonne mémé avait imposé et Jeanne l' acceptait contre ces quelques heures de garde durant lesquelles elle pouvait flâner à son aise devant les vitrines en rêvant de son Paris qui lui manquait tant.
Monsieur Henri avait l'âme d'un collectionneur. Outre les capsules de bouteilles avec lesquelles elle pouvait jouer, il avait, caché dans un placard sous la machine à café, une collection de bouchons. Chaque pièce répertoriée correspondait à un évènement important: la glorieuse finale de l'équipe de rugby de la ville, le mariage d'un important personnage qui avait choisi d'offrir son vin d'honneur dans la brasserie "oui, oui, ici même" disait monsieur Henri qui en était encore tout ému, ou bien des fêtes, des 14 juillets, des jours de l'an...
Certains, exposés sous verre, portaient même la signature de grands joueurs.
"Spanghero...Just Fontaine...Albaladejo...enfin, ça te dit bien quelque chose, non?" disait monsieur Henri, un peu agacé devant l'indifférence de Louise. Louise pensait que les bouchons sentaient la vinasse et que monsieur Henri était bien ennuyeux.  A son idée, les bouchons neufs étaient bien plus jolis mais peut-être que monsieur Henri n'avait pas les sous pour les acheter alors que les vieux étaient gratuits.
Un jeudi, lorsque Louise arriva, monsieur Henri avait disparu et c'était monsieur Lucien qui portait le costume de premier garçon. Monsieur Henri avait commis "une grosse, une énorme bêtise, que j'en suis encore toute retournée" avait dit dame Paneraud qui par représaille avait confisqué les bouchons. Monsieur Henri était parti en jurant de façon "fort vulgaire" qu'il ne reviendrait que si on lui rendait ses bouchons. Et Jeanne s'était penchée vers sa vieille amie pour entendre le grand secret que celle-ci, suffocante et scandalisée,  lui confiait dans le creux de l'oreille. Et Louise avait vu que sa mère,  en relevant la tête, retenait  une énorme, une monumentale  envie de rire.

 

 

Almanito

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J
Ah je meurs d'envie d'en connaitre un peu plus sur cette "bêtise". Quel beau morceau d'enfance et de résilience.
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V
Une bêtise plus forte que jouer au bouchon ?<br /> En tout cas ce récit coloré et pittoresque m'a beaucoup plu... Merci Almanito
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J
J'aime bien le sirop de grenadine, monsieur Henri m'aurait plu... en tout bien tout honneur, ;-)
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