A la une de tous les journaux ce matin : un boucher lâchement poignardé dans sa boutique. Les malfrats ont creusé un tunnel de 2 km pour atterrir juste au dessous du tiroir-caisse, ils en ont emporté le contenu, soit 2680 euros et sont repartis comme ils étaient venus.
Il faut dire que Monsieur Loyau était le boucher le plus renommé de Paris. C’est Madame Truchet qui l’a découvert en premier, baignant dans son sang. En voyant le pauvre homme à terre, les boyaux à l’air, la malheureuse ne put se retenir de crier : mon Dieu, quelle boucherie !
Les journalistes sont déjà à la porte et se bousculent tandis qu’on emporte le corps. Personne ne mettrait en doute leur bonne foi, évidemment, mais chacun y va de ses commentaires et filme la scène à sa manière.
On se dirait dans Delicatessen, commente le premier, très féru de cinéma, ou dans un film avec Jean Yann, dit un autre. Avec courage, il s’enfile dans le sombre tunnel au cas où les assassins y seraient encore, tout en prenant soin de faire un lent travelling tout au long de son parcours, en commençant par le tiroir. Dix secondes. Le temps de s’apercevoir qu’un billet de vingt euros a échappé à leur vigilance. Cinq secondes. Puis sur la tache de sang carmine à souhait, trente secondes. C’est enfin la descente infernale, où il manque de chuter à tout instant. Il ne réapparaitra que dix minutes plus tard, décoré ça et là de quelques beaux spécimens arachnéens vivant sous terre.
Pendant ce temps-là, d’autres journalistes ont envahi le magasin. Tous ont repéré l’énorme tache d’hémoglobine et s‘en donnent à cœur joie pour effrayer au mieux l’âme sensible des téléspectateurs. Puis, attirés par les pièces de viande qui pendent au plafond, ils promènent lentement leur caméra sur chacune d’elles. A la manière dont ils les filment, on peut deviner leurs goûts en peinture. L’un est franchement pour Rubens et l’école flamande et s’attarde sur quelques pièces disposées harmonieusement par le mort sur l’étalage, un autre a repéré une belle tête de cochon et l’encadre dans son viseur pour lui donner des airs d’Andrej Juzewicz. A un autre endroit, pendent à un gros crochet deux jolies pièces d’où saillent harmonieusement les côtes, à la manière de Goya. Regardez, dit l’un deux, on croirait vraiment un tableau de Caillebotte, non ? Je n’aime pas Caillebotte, rétorque l’autre, c’est un peintre trop « viande blanche ». Celui-là en effet filme à la Soutine et s’attarde férocement et désespérément sur quelques pièces sanguinolentes et grossièrement taillées.
Malgré la gravité de la situation, chacun d’eux s’accorde à dire qu’il n’y a pas de meilleur endroit pour un caméraman qu’une boucherie, car les boucheries sont des petits joyaux de clair-obscur, de lumière tamisée et de couleurs variées, d’harmonie mêlant intimement néoréalisme et poésie classique au solide savoir-faire de l’homme de (du) l’art (lard). En effet, les formes verticales s’accordent magnifiquement avec les plateaux horizontaux du comptoir ; descendant du plafond, les chapelets de saucisses, primesautières, tranchent avec les statiques tournedos ou les larges tranches de filet mignon, régulièrement rangées sur leur plat. Tandis que le doux regard des bovins morts semble dire qu’ils vous ont pardonné depuis longtemps.
Difficile d’admettre que cet endroit « photogénique »ne soit pas le lieu rêvé pour un décor de crime…
Les manchettes seront variées dès demain matin : Le mystère du boucher coupé en deux reste entier. Sanglante boucherie à la boucherie Loyau et plus prosaïquement : le boucher mort ne rendra plus la monnaie.
Tous les moyens seront bons pour dévoiler demain au monde entier un nouvel épisode, effroyable mais terriblement esthétique, du Ventre de Paris.