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23 octobre 2013 3 23 /10 /octobre /2013 06:30

 

 

Année 1897, Slade School…  

 

Jeune Harold, mettez donc un peu plus de lumière dans vos couleurs !... Etiez-vous donc démuni de bleu pour que vous en fissiez si peu l’usage ?... Mais délayez, jeune homme, délayez !...  Ne trouvez-vous pas troublant que le tablier du marchand et le chapeau de la dame de votre tableau soient dans une similitude de bleu primaire un peu trop remarquable ?... Inventez donc des bleus, que diable !...

De l’acier des poutrelles jusqu’au bleu turquoise, le choix est immense comme les voûtes de votre marché de primeurs !... Osez l’azur, le cobalt, le pastel, le maya, l’indigo, le turquin ou le saphir !... Faites briller votre palette, remuez votre pinceau, allez chercher des tons chauds !... Capturez le bleu, fumée, givré, canard, majorelle !... Redéfinissez l’horizon entre le ciel, l’azurin et le céleste !... Mieux !... Créez le vôtre !... Mettez des parfums dans vos bleus : lavande ou bleuet : profitez de votre marché !... Dépaysez votre toile avec du persan, de l’égyptien, du prusse, du maya, de l’outremer et pourquoi pas du bleu de France !...

 

Dans le châle de la vieille dame, vous avez récupéré le vert fuyant de vos arcades. Pourtant, vous avez beaucoup travaillé avec cette couleur. Je retrouve ici et là des teintes menthe, poireau, pistache, olive, avocat, amande, mousse, qui fleurent bon notre chère campagne anglaise… (rires de la classe)

Dans votre tableau, on pourrait se promener dans l’alignement de la toiture pour faire notre marché. Mais vos meilleurs verts sont tous collés au plafond, jeune homme !...

On pourrait presque retourner votre oeuvre pour profiter de tous ces étalages aériens !... Mais dites-moi simplement que votre tube de vert était plein et que celui de bleu était vide !... Pour donner dans l’éclat, dans la hauteur, vous avez rougi des lettres cabalistiques sur vos barils empilés ; elles aident le lecteur à apprécier les dimensions dans une attitude figée comme des panneaux de signalisation, une forme de publicité dans cet environnement froid.

Mais quelle idée vous a pris d’aller remplir tous ces cageots de cette effroyable couleur saumon ?... C’est un étal de poissons ?... Vous avez additionné les distractions en peignant de la même couleur ces ballots empilés, là, dans une profondeur approximative. On retrouve même cette couleur sur le chandail de la dame à droite. Les tonneaux, les caisses, la bâche, les paniers d’osiers, les salades, ont des couleurs similaires comme si tout n’était plus que du remplissage.

Dites-moi, les deux personnages centraux ont le même tailleur ?... Leurs vestes sont absolument identiques : même tissu, même couleur, même coupe !... Vos couleurs sont pauvres, jeune Harold. Ou alors, comme je le pressens, vous aviez la flemme de nettoyer votre pinceau : je ne vois pas d’autre explication. Vous aviez oublié votre chiffon ?...

 

Ecoutez tous !... Bien sûr, il est difficile de s’approprier la Lumière ; chaque seconde, elle investit une ombre ou se cache dans un détail secondaire ; il faut maîtriser ses effets, appréhender l’instant, la sentir plus que la voir, capturer l’instant avec une humilité de débutant. Vous avez à votre disposition votre sensibilité, vos élans, vos passions, vos humeurs, comme des arcs tendus par vos impressions enflammées. Que chacune de vos couleurs soit un rai d’illumination fascinant ; vous devez enguirlander votre toile de mille faisceaux lumineux. N’oubliez pas : la vraie couleur est celle du cœur, pressez-le, bousculez-le, tordez-le, blessez-le, la Lumière doit venir de l’intérieur !… Vous êtes le reflet exalté de ce que vous voyez et, seuls, votre haleine inspirée, votre souffle exhalé, vos soupirs délivrés doivent figer l’ardeur de votre peinture exposée.

 

Vous, Harold, investi par une superbe technicité et… la folie des grandeurs, vous avez contourné l’ambiance. Forcément, quand on regarde en l’air, on ne voit pas ce qui se passe dans les travées d’un marché… Dans les vérandas, vous êtes allé chercher la lumière à sa naissance…

Ici, on sent bien que, dans votre toile, vous étiez absorbé par le travail obscur des enchevêtrements complexes et des ombres des hautes encoignures ; vous soigniez les détails, les perspectives, les flous, les enfoncements, les coruscations éphémères et leurs ombres, sans beaucoup d’intérêt pour les humains baguenaudant à leurs emplettes.

Là-haut, vous avez décortiqué les nuances en refusant les assombrissements les plus foncés. Oubliant le noir ténébreux, vous avez chargé vos teintes pour définir le volume aérien de votre marché. Ainsi, démesuré, il s’éloigne à perte de vue dans la profondeur de votre tableau. C’est très fort. Pour remplir ce décor disproportionné, je verrais plus facilement un dirigeable en construction ou une gare de triage qu’un simple marché de primeurs.

Je crois que vous vous êtes laissé éblouir par toutes ces poutrelles maillées et vous avez délaissé l’essence même des commerces qui vivent dessous. Je crois que vous avez couru deux lièvres à la fois avec votre œuvre. Je crois que vous avez profité du contexte pour travailler avec minutie et grand talent, je le reconnais, les ornements de cet écheveau inextricable. Vos personnages, jetés dans la toile, ne sont que des compléments d’objets indirects à votre oeuvre. Impersonnels, esseulés, abrégés, froids, ils gisent dans des positions attentistes comme si leur sort était définitivement lié aux lumières que votre pinceau muet ne viendra jamais éclairer…

 

C’est l’heure ; reprise des cours demain à huit heures !... Restez donc un moment, Harold…

 

Dites-moi, Harold, comment avez-vous pu définir avec tant de précision ce dédaléen  enchevêtrement métallique ?... Quels étaient vos plans, vos calculs, votre méthode, votre vision ?... C’est la première fois qu’un élève de première année m’apporte la charpente des Halles de Londres avec un tel foisonnement organisé, une justesse d’architecte millimétrée, une projection si habile… Avec votre toiture, vous frisez la perfection, jeune homme. Le talent, ce n’est pas ce qu’on montre, c’est ce que l’on suggère mais, ça, vous l’avez déjà compris… Mais je vous en prie, n’oubliez pas les couleurs. Harold, souvenez-vous toujours : les peintres sont les poètes de la Couleur…

 

 

Pascal.

 

commentaires

J
un professeur qui a l’œil de la lumière et de la couleur, à défaut d'avoir du tact, encore que ...
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E
ça alors, ça existe des maitres comme ça ? quelle analyse fouillée !
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M
Un professeur qui sait houspiller son élève mais qui ne sait pas faire un compliment devant ses condisciples. Dommage ! <br /> Bien vu !
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J
un architecte peintre ou un peintre architecte la poésie peut-elle aussi être dans la ligne droite et dans le noir...ou blanc ?
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N
C'est vrai. Rien ne vaut le noir et blanc. :)
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B
Un véritable feu d'artifice, on en prend plein les mirettes !
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A
Entièrement d'accord avec le professeur , ce tableau est froid ( rires)
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J
Merci Maître !!!!!!!!!!
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