Je suis là à marcher entre les tombes avec mon petit bouquet d'ancolies. En les voyant tout à l'heure chez la fleuriste je me suis souvenu de celles du jardin de ma grand-mère Léonie, près du vieux mur de pierre où s'accrochait un chèvre feuille qui embaumait les soirs de pluie.
Dix ans que je ne suis pas revenu à Fombray ! précisément depuis le jour de l'enterrement de Léonie. Et tandis que je dispose les fleurs sur le modeste carré de petits galets sous lequel elle repose, les souvenirs des étés de mon enfance déferlent dans ma mémoire…
A l'époque, et bien que je la considérais alors comme très vieille, elle exerçait toujours les fonctions de gouvernante au château. Je soupçonne maintenant que le comte, un excellent homme qu'elle connaissait depuis l'enfance, devait continuer de l'employer par affection plus que par nécessité.
Léonie m'emmenait souvent au château, et tandis qu'elle s'activait à la cuisine avec la petite Mariette, le vieux Charles de Fombray, que la vie avait privé d'enfant, trouvait en moi un disciple docile pour exercer son paternalisme bienveillant, plein d'une pédagogie fantaisiste. Dans mes très jeunes années je prenais pour argent comptant les piquantes pseudo anecdotes historiques ou les récits d'aventures imaginaires dont il émaillait ses discours.
J'appréciais les promenades avec lui dans le parc, où il m'apprenait à distinguer la salamandre du triton, et j'adorais voir sauter dans le bassin les grosses carpes selon lui centenaires…
Le Comte de Fombray était féru d'exotisme, et grand collectionneur. Dans le hall, devant les immenses vitrines où étaient exposés en éventail des sets de couteaux orientaux et poignards anciens, dont il racontait le passé terrifiant, trônait en majesté dans une vaste cage dorée un perroquet gris du Gabon, nommé Ernesto, qu'il disait âgé de 128 ans !
Je doutais un peu qu'il lui ait été vraiment légué par un pirate, ainsi que le prétendait le Comte, mais Ernesto était carrément hilarant. Ainsi il refusait obstinément de parler lorsqu’on le lui demandait, mais aussitôt avais-je tourné les talons qu'il lançait un sonore "déguerrrrpis, grrrredin, au galop !" et aussi vite que je me retournais, il avait repris son attitude hiératique, voire feignait de piquer un petit somme.
Mais je redoutais un peu les jours de pluie où le Comte me faisait les honneurs de sa bibliothèque, située au bout d'un long couloir qu'il appelait pompeusement "la galerie des glaces" en raison des deux grands miroirs biseautés qui faisaient face à une tapisserie molle et quelque peu élimée représentant un cerf aux abois dans une mare cernée par une meute de chiens féroces.
A ma grande consternation, alors que je ne rêvais que de m'affaler dans un des vieux fauteuils pour dévorer Spirou ou Bibi Fricotin, le vieux comte prenait parfois un air gourmand, tirait une clé de son gousset et ouvrait pour moi (ce qu'il considérait comme un honneur) les longs tiroirs plats du meuble où il conservait ses estampes japonaises. Il enfilait des gants de soie blanche et sortait avec des mines délicates ses trésors aux teintes délavées qu'il étalait sur la grande table en loupe d'orme.
J'ai été obligé de les examiner tant de fois que je me souviens encore des canards mandarins dans la neige, du vol de grandes grues blanches et noires sur un soleil rouge, de merlans moustachus bleuâtres ondulant entre liserons et idéogrammes, et d'énormes vagues grises dont l'écume soigneusement cernée me faisait penser à des doigts crochus.
Curieusement le Comte n'ouvrait jamais le tiroir du bas, et ce n'est pas moi qui lui aurais fait remarquer cet oubli.
J'aimerais vous dire que cette initiation a décidé de ma vocation artistique, mais à la vérité, je n'en garde que le souvenir d'un profond ennui, heureusement rare dans ces vacances merveilleuses.
Et maintenant, dans le train qui me ramène à Paris, après m'être heurté à la grille fermée du château devenu colonie de vacances, les yeux fermés, je peux encore sentir le goût des petits beurres de ma chère grand-mère Léonie.
Emma