Marie Thérèse, comme Barbe bleue, avait sept filles.
L'aînée s'appelait Jacqueline, comme sa grand-mère, parce qu'elle était née à l'époque où Marie Thérèse était encore fermement cornaquée par sa belle-mère (je vous parle d'un temps où il y avait encore des oies blanches).
Les prénoms des six plus jeunes témoignaient de son émancipation à la mort de celle-ci. Les petites, en effet, portaient toutes des noms de fleurs : Pervenche, Violette, Myrtille, Rose, Marguerite, et Garance.
C'est que leur Maman était une incorrigible romantique, pire, une romantique pratiquante. Dès que son bouquet de filles était parti à l'école, elle se précipitait sur son livre (Delly, ou Guy Des Cars, où les héroïnes ont les yeux mauves), et le jeudi son journal chéri.
Elle partageait celui-ci avec ma grand-mère. Mémé découpait la recette et le modèle de tricot, et portait ce qui restait à Marie Thérèse, qui dévorait les deux romans photos. Chaque semaine il y en avait un complet, et l'autre sous forme de feuilleton débité en tranches. C'était ce dernier qui la tenait en haleine : comment supporter d'attendre une semaine alors qu'une vénéneuse cherchait à séparer Fabio et Eléna ? ou que la pauvre et courageuse Camille venait d'apprendre que le châtelain était son véritable père ?
Mais ne croyez pas que Marie-Thérèse était une paresseuse, loin de là ! Même feue sa belle-mère n'aurait pu lui faire ce grief.
D'une main notre rêveuse tenait son livre ou son journal, et de l'autre elle lavait, touillait, pliait, berçait un bébé quand il y en avait un.
Marcel lui avait même construit, avec des chutes de moulures électriques, un ingénieux portique sur lequel elle pouvait fixer son journal avec des pinces à linge, ce qui lui laissait les deux mains libres pour éplucher ou repasser... (je vous parle d'un temps où la télé n'existait pas).
L'après-midi, elle vibrait en écoutant dans le poste " le passe-temps des dames et des demoiselles " ; de beaux comédiens y lisaient "la Chartreuse de Parme" ou " la fleuriste du Trianon", roman qui lui avait donné l'idée des prénoms de fleurs.
Elle était bien heureuse avec son Marcel. Ce n'était pas vraiment ce brave homme qui la tenait dans ses bras, mais le prince Vassili, ou Alejandro, le violoniste à la recherche depuis vingt ans de son frère jumeau englouti dans la révolution...
Mais chacun y trouvait son compte.
Marcel de son côté rêvait à des lendemains qui chantent, et était comblé entre les réunions de cellule, le foot, ses filles fleurs et sa femme toujours souriante.
Peu après qu'il eut été écrabouillé par un bloc de pierre dans la carrière où il travaillait, Marie Thérèse confia à ma grand-mère qu'elle allait partir avec des gitans, pour danser autour du feu.
Puis elle disparut. Myrtille ou Pervenche informait l'un ou l'autre des rares visiteurs éventuels qu'elle était partie faire des courses, ou en vacances à Paris chez sa sœur… Comme on l'apercevait parfois à la fenêtre du haut, les petites filles fleurs réussirent à cacher pendant presque un an que leur mère avait "perdu la tête". Elles ne voulaient pas la perdre, et donnaient un tour de clé lorsqu'elles partaient à l'école, se débrouillant entre ce qui restait du potager, les poules, et les réserves de conserves pour trouver à manger.
Jusqu'à ce que les maîtresses, le facteur, et ma grand-mère finissent par comprendre ce qui se passait.
On l'emmena à l'hospice, parce que l'époque n'était pas aux fioritures psychologiques, et les petites filles fleurs furent dispersées.
Autant en emporte le vent…
Emma