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6 juin 2018 3 06 /06 /juin /2018 16:56

sujet 20/2018 - clic

C’est quoi, ce truc ? Je croyais qu’avant de mourir on revoyait des moments de sa vie ? Pourquoi tous ces crayons en vrac, dans une soucoupe pourrie ? C’est chez qui, là ? Pas très rangé, tout ça ! Non mais vraiment, qu’est-ce que j’ai à faire de ça ? Ils sont là, près de mon lit, avec leur tête d’enterrement, et je sais que c’est sincère, et je voudrais leur dire que je les aime, même si je n’ai pas su l’exprimer ou le montrer. Ces choses-là c’est les femmes qui savent faire…

Bon, que je regarde de plus près. Si c’est un jeu, ça va m’occuper un bout de temps, et c’est pas ça qui va manquer, j’ai l’éternité devant moi. Au bout du compte, est-ce qu’il y aura quelqu’un pour me dire si j’ai tout bon ou si je dois chercher encore ?

 

C’est drôle, cette assiette ressemble à une de celles du service du dimanche, que ma mère sortait seulement pour les grandes occasions ; c’est dire que j’ai bien du mérite de m’en souvenir ! Et ces tickets de caisse qui traînent… Ça me ressemble pas. Moi, j’ai toujours fait mes courses dans la petite épicerie du village, même quand Mathurine a passé la main à sa belle-fille. La Nicole, elle a fait installer une caisse enregistreuse,  « parce qu’on est plus au Moyen-âge » ! Tu parles… C’était jamais la foule et chacun savait additionner une boîte de sardines et un pain de deux. Moi, j’ai jamais pris les bouts de papiers (des facturettes, elle disait avec un air pincé à vous couper l’appétit). De toute façon c’est même pas du bon papier pour écrire la liste des commissions. Mais peut-être que c’est autre chose, peut-être que c’est la liste de ce que j’aurais dû faire, ou pas ? D’ici je vois pas, j’ai pas mes lunettes. Et puis c’est sans doute un peu tard, maintenant, pour récupérer les erreurs… Avec le porte-mine, là, j’aurais pu écrire mon histoire et effacer  les conneries d’un petit coup de gomme… J’ai toujours aimé écrire avec un crayon. Ni trop sec, ça marque mal, ni trop gras, ça laisse toujours des marques quand on veut rectifier. Comme dans la vie, finalement.

Des stylos bille, des stylos plume… Ma Marie me faisait la guerre, parce que j’oubliais toujours de rentrer la bille du stylo quand je le remettais dans la poche de poitrine de mon bleu et que ça bavait, et qu’elle pouvait pas mettre à la Javel. Elle voulait toujours que je sois « bien mis », même pour aller au jardin ! « On a sa fierté », elle disait toujours.

Tiens, le crayon bleu, là, c’est exactement la couleur de ses yeux, des vrais myosotis ! C’est la première chose que j’ai remarquée chez elle. Bien sûr, ils ont pâlis avec l’âge, mais je m’en souviens comme si c’était hier. Je voudrais croire qu’elle m’attend, quelque part, et que je pourrai encore lire de la joie dans son regard… Et le jaune, qui me servait pour faire un gros soleil dans la marge de mon cahier, à l’école, juste à côté de la poésie… Le rouge aussi, pour les pommes, avec deux petites feuilles vertes… J’étais pas doué pour le dessin, mais je copiais sur Ernestine qui partageait mon pupitre. J’étais pas doué non plus pour les dictées, et il y avait plus de rouge que de violet sur mes pages. C’est pour ça que j’ai jamais écrit beaucoup de lettres à Marie, quand je suis parti soldat, et ce que j’ai pas écrit, je savais pas utiliser les mots non plus quand je la voyais. Mais je savais qu’elle savait, et elle avait les joues toutes roses, comme le crayon timide qui se cache sous les autres… Des couleurs, il y en a pour tout : le noir pour les mauvais jours, comme pour tout le monde, et le violet que l’accompagne bien souvent ; l’orange qui pète comme un éclat de rire, le marron solide de la charpente qui abrite une famille, celle qu’on a été, comme on a pu, avec beaucoup de joies et quelques peines.

Sous mes paupières closes, il y a des stries de lumière, des éclats de rubis et de doré, des flashes métalliques et bleutés qui traversent toutes ces choses auxquelles je ne pensais plus et qui reviennent m’assaillir. Je n’avais pas remarqué ce crayon tout mâchouillé… J’avais la sale habitude de mordiller le bois quand je réfléchissais à mes mots croisés, que je ne finissais jamais parce que les mots, comme je voulais les écrire, ne rentraient jamais dans les cases ! Et là, celui qui est taillé aux deux extrémités ? Pas pour moi, ça. Toujours pressé, mais j’ai jamais brûlé la vie par les deux bouts. Ça se faisait pas, chez nous. Et celui-ci, le blanc ? Il n’est même pas taillé ! A quoi ça peut bien servir, un crayon blanc ? On voit rien ? Et les stylos réclames, les attrape mouches, les pièges à gogos : t’achètes une voiture et tu peux signer le chèque avec un crayon au nom du garage ! Tu parles d’un cadeau ! Moi, j’avais négocié le plein, et l’antivol du réservoir, et deux porte-clés en prime. On en a fait, de la route en famille, dans la Quatre-chevaux. Sur la carte de France, y a des ronds bleu marine autour de toutes les villes où on s’est arrêtés, comme un collier que j’enfilais perle après perle pour Marie… Marie…

 

- Vous avez entendu ? Il a parlé ! Il a prononcé le nom de votre mère !

 

- Papa ! Papa ! Ouvre les yeux, on est là !

 

- Papy ! Regarde, la dame, elle m’a donné des crayons de couleurs, je t’ai fait un beau dessin !

 

- Monsieur ? Á la bonne heure ! Vous vous en êtes sorti ! Il va falloir vous requinquer maintenant, je vais avoir besoin de votre place ! Allez, je repasse vous voir dans la soirée !

 

Des crayons de couleurs, c’est pour mettre de la joie sur les pages de la vie. Le crayon blanc je m’en servirai quand il m’arrivera de broyer du noir.

 

 

Le blog de Galet

commentaires

L
beaucoup d"émotions dans ce beau texte qui parle de la simplicité et de la grandeur d'une vie ! Merci Galet.
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A
Un très joli texte teinté d'émotion avec de petites touches d'humour. Ce papy a eu une vie assez colorée somme toute, on lui souhaite de ne jamais avoir à se servir du crayon blanc.
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G
Espérons que non, pour les quelques pages qu'il lui reste encore à remplir ! Merci pour ta lecture, Almanito.
M
Quel beau texte ! J'ai été amusée, émue et surprise par la fin que je n'avais pas envisagé, toute à ma lecture...Bravo et merci pour ce moment !
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G
J'aime bien prendre le contre-pied de la tristesse, et si j'ai pu amuser un peu, alors le but est atteint !
M
Quel beau récit de vie au fil des crayons? Galet !
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G
Merci Mony ! J'ai essayé de ne pas m'emmêler les crayons...

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