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8 juin 2019 6 08 /06 /juin /2019 09:15

 

sujet 22/2019 - clic

« On finira tous bedonnants et bigleux, à force de se pencher douze heures par jour sur cette maudite table, à froncer le sourcil sur toutes ces lignes plus fines les unes que les autres. »

Ivan, l'ami de Pierre, n'avait pas tort, en sermonnant cela pendant les « charettes », les longues nuits précédant les remises et les présentations des projets de fin d'année. Prophétie autoréalisatrice. Vingt ans plus tard les tables à dessin ont été remplacées par les écrans, les traceurs Rotring par la souris, et tous ses amis architectes ont pris de l'expérience, des cheveux blancs, quelques kilos et... Effectivement, un abonnement pour une visite annuelle chez l'ophtalmo.

Plutôt que se lancer comme les autres, dès le diplôme d'archi obtenu, directement dans la vie active et le stage, Pierre a encore prolongé de deux ans son séjour à l'université, pour faire une spécialisation en urbanisme. Là, il a été particulièrement touché par le cours sur les utopies urbaines. « la planification d'une ville ne sera réussie que si elle est rêvée, et si le rêve est assez ambitieux » expliquait le professeur. « Quand vous aurez ôté les restrictions liées au budget, aux règlements, aux décisions politiques, et j'en passe, il ne restera dans votre plan que quelques bribes de votre idée originale, alors raison de plus pour que celle-ci soit doublement ambitieuse au départ !» Deuxième prophétie... L'architecte est un artiste avec les pieds sur terre, sa vision doit être inspirante, sa création doit tenir debout, sa construction doit fonctionner techniquement, blablabla. L'urbaniste a les mêmes contraintes, tout n'est qu'une question d'échelle.

Et les villes, Pierre en a rêvé quelques unes. Des cités très denses, peuplées de grattes-ciels. Des bourgades plus étalées, presque rurales, jusqu'aux cités-jardins de Toto le héros. Des quartiers monochromes et homogènes tels que ces rues londoniennes immaculées de blanc, d'autres quartiers colorés et joyeusement disparates comme en Italie où chaque maison exprime la personnalité de ses occupants, dans un chaos pourtant organisé. Des villes minérales toutes pavées, végétales jusqu'à habiter dans les arbres, avec toutes les variantes intermédiaires. Connectées, déconnectées, en montagne, sur l'eau, dans le désert... Autant de contextes, autant de rêves idéalisés sur la façon de vivre ensemble, dans l'anonymat de la masse grouillante, dans la reconnaissance d'un quartier à dimension villageoise, familiale. Toutes ces cités alimentées par la théorie apprise à l'université, tenaient parfaitement la route en terme de sociologie, écologie, mobilité, énergie, économie, qualité de vie...

Puis il y a bien eu quelques désillusions dans le parcours. Désillusions dans les projets, tellement plus petits qu'à l'université, plus étriqués, moins visionnaires. Désillusion dans le regard des autres...  « C'est quoi ton métier ? » « Je suis urbaniste ». Ouch, mauvaise réponse. Un blanc, gêné, puis « Ah moi l'urbanisme il m'ont empêché de mettre la brique/le bardage/la couleur que je voulais » Biffez la mention inutile. «  Et moi de mettre ce petit balcon tout en bois que j'avais trouvé si joli en Suisse/en Suède/en Provence » … ça peut durer toute une soirée, et rien ne sert d'argumenter que le plus souvent, préserver l'identité et la cohérence du bâti c'est aussi préserver l'identité de ses habitants et de leurs racines, que plutôt que vouloir se démarquer en important les spécificités des autres régions, il est aussi intéressant de réapprendre à lire son propre patrimoine, se le réapproprier dans les constructions contemporaines, en retirer de la fierté... Re-blablabla, là le discours semble moralisateur, donc rien n'y fait, l'urbaniste est le méchant qui empêche de construire en rond, un point c'est tout. Urbaniste c'est mal vu. Diplomatiquement, par la suite, Pierre préfère dire « Je suis architecte ». « Ah, cool ça, un créatif ! Architecte... Paysagiste ? D'intérieur ? » « euh, non, 'juste' architecte,... celui qui crée les bâtiments,... Enfin, moi je travaille plutôt à l'échelle de la ville, des quartiers ». « Alors tu peux  m'aider, mon chauffagiste m'a parlé d'un nouveau système... ». En général Pierre ne peut guère aider, mais bon, architecte ça passe mieux et il s'épargne toutes les jérémiades...

 

Ces cinq dernières années, Pierre a décidé de ne pas s'appesantir, et a cherché un exutoire à sa créativité. Il a bien compris que tous les beaux concepts appris il y a vingt ans, de villes sans voitures, sans pollution, richement agrémentées de parcs et plantées d'arbres, où l'on vit ensemble, à pied ou à vélo, dehors, en société... mettront encore quelques années à passer dans les mentalités, même poussés par les jeunes avec leurs marches pour le climat, ou bien ne passeront pas du tout.

 

Alors, pour continuer à rêver, le soir après le travail, il se réinstalle sur sa vieille table à dessin, et travaille, à l'ancienne, au crayon, à l'encre de chine et au pastel sur du papier à grain épais.

Et il se fait plaisir. Le dessin a toujours fait partie de sa vie. Il les rêve à nouveau ses villes, cités-forêts ou villes de verre, lacustres ou dans les nuages, villes lumière ou cités obscures. Toutes les techniques de dessin apprises en archi, toutes les théories sur les villes, ressortent alors. Évidemment il s'approprie le tout. Il aime y insérer une touche d'art nouveau, et occupe tous ces paysages de personnages rocambolesques, qui pourraient être issus des histoires de Jules Verne. Pierre a aussi créé au fil des ans, pour que tous ces habitants se déplacent, une multitude de moyens de locomotion plus originaux les uns que les autres. Des zeppelins et ballons de toute forme et de toute taille, des vélocipèdes aquatiques, aériens ou terrestres, des autogyres, … Des prototypes dignes de Léonard de Vinci. Si bien que ses cités utopiques présentent principalement des places bondées de piétons, des trottoirs, des passerelles, des escaliers...

Et Pierre, tout comme ses personnages qui s'envolent, se sent libre. Pas de promoteur aux exigences dictées par le dieu argent. Pas de politicien qui change d'avis et fait recommencer trois fois le plan pour finir par l'abandonner. Pas de limite à la créativité. Et ça marche. Les bandes dessinées commencent à avoir leur petit succès auprès du public. Ses rêves illustrés, matérialisés sur le papier, font rêver d'autres que lui.

 

Ce soir Pierre vient de terminer une planche. Comme d'habitude cela lui a paru quelques minutes, et comme d'habitude il réalise aux courbatures dans son dos qu'il s'agissait plutôt de quelques heures. Il a les yeux qui picotent à force de concentration sur d'immenses hachures. Ivan n'avait décidément pas tort. En rangeant son matériel dans le tiroir, Pierre tombe sur une boite de vieilles cartes de visite. Il prend la première du tas et, le sourire aux lèvres, biffe « Architecte - Urbaniste » et écrit à la place « Architecte - Utopiste ». Il va la ressortir, celle-là, la prochaine fois qu'on lui demande « Architecte... d'intérieur ? ». Juste pour voir.

 

 

Koda

commentaires

F
Oui oui, je veux bien me déplacer en zeppelins et en ballons, et aussi en vélocipèdes aquatiques...Vraiment, ça fait rêver ! Rêvons car, quand on voit tous les problèmes posés par la trottinette de notre enfance, redevenue "mode", pourquoi pas...MAIS voilà qu'il faut à nouveau poser un cadres, des lois pour la circulation et patati et patata, bon...Rêvons. Nous sommes les architectes de nos rêves...Beau texte.
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K
Merci France. Les planches de Schuiten font rêver ou pour le moins voyager. Le luxe de pouvoir gommer les trottinettes ;-) Tu t'es permis le même luxe (à la grande louche) dans ta vision post-apocalyptique, pouf tout le monde redevient poussière. De temps en temps un peu de temps seul ça fait du bien. Bon là ça risque de durer :-)
M
Utopiste peut-être mais il n'a pas perdu ses rêves au long de son parcours professionnel. Oui, les choses évoluent mais si lentement alors rêvons avec toi, Kodac. (en te lisant j'ai repensé à l'expo "j'aurai 20 ans en 2030", si loin mais déjà demain…)
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K
Merci Mony.<br /> <br /> Toujours intéressantes ces expos visionnaires "que nous réserve le futur" effectivement pas si lointain. Moins sérieux, le premier "retour vers le futur" de 1985, faisait l'exercice de prévoir… 2015. Ouch, coup de vieux pour moi.
J
Beau parcours ce Pierre<br /> un prénom qui a bâti un bel homme.<br /> Bravo Koda.
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K
Ou bien un homme qui porte bien son beau prénom… Son chemin est pavé, de Pierre, et son parcours de bonnes intentions. <br /> Je me suis toujours demandé si je serais devenu un autre moi si mes parents m'avaient donné un autre prénom. Question qui m'a taraudé à nouveau lors du choix des prénoms de mes enfants… Ouf ils les portent bien.<br /> Merci Jama.

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