Oh non, elle n’était pas du genre à chanter sous la pluie. Et même par grand beau temps. En fait, elle ne chantait jamais. Et pourtant, je suis persuadé qu’elle aurait eu une belle voix. Car sa voix naturelle, sans mélodie, sans arpèges, ni trilles, ni croches ni doubles croches, sans air connu, sans nuances, sans trémolos, sans ut et sans contre-ut était déjà, à elle seule, un délice.
Quand je l’ai rencontrée, il y a dix ans, c’est sa voix douce, presque inaudible, qui m’a attiré en premier. J’ai cru être soudain devenu sourd. Quand je lui ai demandé de répéter, elle m’a dit : vous n’êtes pas le seul à m’en faire la remarque, je vais faire des efforts. Mais ses efforts furent inutiles, elle garda toujours la même voix.
Un an plus tard, nous convolions en justes noces, et c’est de sa voix douce qu’elle susurra le oui fatal qui devait nous unir pour la vie. Le maire, surpris, crut à une hésitation de sa part, et la fit répéter plusieurs fois sans succès. Il dut se contenter de ce petit oui qu’il prit pour un manque d’enthousiasme à mon égard et me jeta alors un regard désolé et plein de compassion.
Pour ma part, j’étais un fondu de musique, et m’intéressais autant au classique qu’aux variétés, aux comédies musicales, modernes ou plus anciennes, et quand je sus qu’une rediffusion de Chantons sous la pluie était programmée pour dimanche, je n’hésitai pas à la prévenir de mon choix, au cas où elle aurait voulu regarder autre chose. Jeannie me regarda de ses grands yeux verts et d’une toute petite voix répondit favorablement à ma demande.
Le soir même, elle m’apprit qu’elle était enceinte.
9 mois plus tard naissaient les jumeaux que Jeannie proposa d’appeler Gene et Kelly, en raison de mon amour pour la comédie américaine et principalement de Chantons sous la pluie. Les jumeaux, quant à eux, n’avaient certes pas hérité de leur mère, ils envahissaient la maison de leurs cris sonores et suraigus, surtout la nuit.
Un soir, rentrant de mon travail plus tôt que prévu, j’entendis une petite voix fredonner un air qui m’était inconnu. J’ai cru que Jeannie avait de la visite, mais en ouvrant discrètement la porte pour ne pas la déranger, j’eus l’immense surprise de constater qu’elle leur chantait encore plus doucement qu’elle ne parlait ordinairement, une berceuse qui commençait par ces mots :
Une chanson douce que me chantait ma maman
En suçant mon pouce, j’écoutais en m’endormant.(1)
Le tableau était si inhabituel et si charmant que je me précipitai vers elle et courut l’embrasser tendrement. Gene et Kelly souriaient tout en suçant leur pouce et j’ai senti alors un frisson me traverser le corps de haut en bas. Puis je me mis à verser toutes les larmes de mon corps.
Ce fut pour moi la plus belle mélodie de ma vie.
1. Henri Salvador, Le loup, la biche et le chevalier. clic
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