Il y a une nouvelle entrée dans la chambre 123. On dit ça comme ça : une nouvelle entrée. Quand quelqu’un s’en va, on ne dit pas : il
y a une nouvelle sortie. Non. On dit : monsieur Untel ou madame Unetelle est parti. La nouvelle entrée, c’est une dame. Je ne l’ai pas encore vue, mais j’ai entendu sa voix quand je suis passée
dans le couloir, une voix crispée qui disait : « mais on n’arrivera jamais à tout mettre ! », avec un ton à la fois exaspéré et désespéré. Je suis passée très vite avec mon chariot et ma
distribution du goûter. Je n’ai pas envie d’entrer dans la chambre 123. A côté de la porte, il y a des caisses, des caisses en carton. Quelques unes vides, presque éventrées, effondrées, et
d'autres fermées avec un gros scotch brun. C’est souvent comme ça quand il s’agit de quitter sa maison pour se retrouver dans une pièce de 12 ou 16 m2 : de quoi se séparer ? Que garder ? A quoi
bon entasser tous ses souvenirs ? On a envi e d’emporter avec soi toute sa vie, des petits riens, des bouts de trucs qui n’ont de signification que pour soi seul, des choses matérielles, qui
s’effilochent, et dont on pourrait se passer ; mais voilà on en a encore besoin ; on veut encore pouvoir les toucher ; on ne veut pas se dépouiller tout de suite, ne pas laisser, parce qu’on n’a
pas envie non plus qu’une partie de sa vie s'éparpille dans les containers, dans les bacs à recyclage. J’en ai vu, souvent, des gens qui gardaient ainsi des choses inutiles, des choses qui ne
voulaient rien dire, laides parfois. Mais les choses ont une histoire, voyez-vous. Les objets racontent des histoires. Des histoires qui n’ont parfois d’importance que pour leurs propriétaires.
Parfois, ces propriétaires ont envie de la partager, cette histoire. De lui trouver des héritiers. Des dépositaires.
Je suis de ceux là. De ceux qui sont les dépositaires. Souvent, oui, les gens me racontent leurs histoires. Je ne sais pas pourquoi.
Les gens m’adressent la parole, spontanément, dans le métro, à la caisse du supermarché, ici. Je dois avoir une tête à histoires, comme d’autres ont une tête à chapeau. Ou à claques. Ils
pourraient raconter leurs petites vies à d’autres filles, à un psy, au personnel infirmer, à une amie, à leur journal intime. Non, c’est à moi. Et c’est moi qui ressors de leur chambre avec leur
gros paquet de souvenirs, leurs petits bonheurs, leurs grandes amertumes. C’est moi qui les entasse dans un coin de ma mémoire, toutes ces choses. Une sorte de garde-meubles à souvenirs, de
concession à mémoire perpétuelle. Et parfois certaines de ces histoires se font un peu miennes. Je les endosse. Je les porte. Je m’en empare. Je leur en donne quitus. La plupart du temps, ils ne
se souviennent même pas qu’un lambeau de leur vie es t passé de eux à moi. Parfois même ils me le racontent une autre fois, ce bout d’existence, peut-être même le racontent-ils à d’autres, qui
s’empressent d’oublier. Moi, je n’oublie pas. Je stocke, j’accumule, j’entasse, je compile, je préserve, comme si j’étais un énorme disque dur sur lequel viendrait se graver l’ensemble de la vie
de l’ensemble des gens qui vivent sur cette planète. Comme si j’étais une pierre du désert, un gypse dans lequel s’est incrustée l’histoire du monde et des hommes. Un gypse dans lequel les
sédiments se sont inscrits comme autant de strates superposées.
Ça ne se voit pas, tout ce que je transporte. Et Dieu sait pourtant quel poids ça a, tous ces morceaux de vie banale, quel immense
patchwork cela pourrait constituer, quel splendide vitrail kaléidoscope pourrait être composé à partir de tous ces fragments de vie transmises, presque au bout de la route, quand l’obscur paraît.
Quand le soleil s’étiole. Quand la nuit s’entoile à l’horizon. Ca met une ombre dans leur regard, cette idée là. Dans ces moments là, je leur dis : « bah bah bah, qu’est ce que vous allez
chercher là ? Vous avez encore bien du temps devant vous ». Ils ont alors un petit pli de la joue, comme une grimace de sourire, et font semblant de me croire.
Pour en revenir à l'entrée de la chambre 123, ses enfants sont venus l’installer. Deux enfants. Lui plutôt bel homme, qui assure. Il
est venu sans sa femme, ou alors divorcé. Quand il est entré dans le bâtiment, un bâtiment neuf, tout de plain pied, avec vue sur la campagne, il a froncé le nez parce que inévitablement, aussi
neuf et entretenu que soit un bâtiment, une maison de retraite, ça sent la pisse et la couche sale. Avec une arrière odeur de cuisine, parfois. C’est la première chose qui frappe quand on arrive
là. A force d’y travailler, à force de sentir cette odeur, on n’y prend plus garde. Mais je vois bien, pour les gens qui arrivent, je vois bien rien qu’à la barre qui apparaît entre leurs deux
yeux, rien qu’aux narines qui palpitent, que cette odeur, c’est une odeur à laquelle ils évitent autant que possible de penser. La fille, un peu lourde, un peu grasse, travaillée par la
ménopause, n’arrêtait pas de dire d’un ton geign ard et agacé: « mais maman, qu’est ce que tu avais besoin d’emporter tout ça ». Je n’ai pas envie d’entrer dans la chambre 123 aujourd’hui. De
faire connaissance avec cette dame.
Il y a trois ailes dans ce bâtiment. 25 chambres dans chaque. 75 en tout. 75 chambres. Autant d’histoires.
Vu du ciel, la bâtisse pourrait ressembler à un oiseau au long bec, planant, déployé, sur la campagne. Ou à un drone. C’est ce à quoi
me fait penser le plan d’évacuation affiché dans le couloir. Un avion espion, oui, qui survole sans bruit des contrées interdites. Ou inconnues. Inaccessibles de jour.
75 chambres. Autant d’histoires.
Peut-être, la nuit, ce bâtiment s’envole-t-il en silence ; peut-être quitte–il les terres humides de la prairie en contrebas ;
peut-être oui, s’élance-t-il, tel un albatros retrouvant son envol, dans les souffles noirs de leurs songes.
Quand je me déplace, mes nuits de veille, quand je parcours, sans bruit, les couloirs assoupis, il me semble que des rêves sourdent
derrière chaque porte ; que le bâtiment palpite de tous les souvenirs accumulés.
Toute une humanité rassemblée là, dans le silence de la nuit, dans la décrépitude des corps.
Que vais-je faire de vos vies, gens du voyage, gens de passage ?
Pendant mes nuits, quand je regagne le petit bureau de veille, j’ouvre mon cartable. Des carnets s’y entassent. 75 en tout. Et je
note. Je note. Je cours contre l'oubli.
Demain, je porterai le déjeuner à la dame de la chambre 123.
Elle me dira son nom.
J’ouvrirai un nouveau carnet.
Imago