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4 février 2012 6 04 /02 /février /2012 14:28

           Les ronflements de Martine ont  réveillé Georges. C'est  d'abord un vrombissement sourd, saccadé, comme un gros insecte qui peinerait à prendre son envol ; puis le son prend de l'ampleur, s'arrête au point culminant, comme pour ménager ses effets, et d'un coup se dégonfle en un pschitt prolongé.

 

 Il la voit de profil, mais c'est tout juste si elle a un profil car son visage n'est que courbes douces et molles. Il zoome sur son oreille, qui est à vingt centimètres de lui : le lobe charnu est couvert d'un court duvet, il s'imagine que ce sont des poils urticants comme il y en a sur certaines plantes. Un petit filet de salive descend sur son menton replet. Elle se tourne en poussant un soupir, manquant renverser le pot de miel de l'en cas qu'elle prend au lit avant le petit déjeuner, et sur lequel elle s'est rendormie.

Il reçoit son odeur chaude et douceâtre, et une bouffée de dégoût haineux l'envahit.

 

Deux coups de sonnette brefs le font sauter du lit. Ce doit être le facteur.  Déjà ! Il est vrai que maintenant, il n'a plus à mettre le réveil pour  se lever au petit jour. Quelle veine de ne plus avoir à courir à la gare, se faire avaler sur le quai 6 par  la foule silencieuse et sombre !

Qu'est-ce qu'il a toujours à sonner, le facteur, comme s'il apportait quelque chose d'urgent ou important !

Mais rien d'intéressant, comme d'habitude,  si ce n'est un de ces petits catalogues qui réjouissent Martine, qui proposent des objets si peu chers qu'ils en deviennent merveilleux ! Tous aussi utiles les uns que les autres : le lapin en porcelaine distributeur de cure dents, le couteau qui découpe des étoiles dans les pommes de terre, le pinceau matelassé pour éviter les coulures, ou l'éponge panda qui gratte sans user, avec son support magnétique.


"Bonjour papa !", crie de la cuisine Martine qui s'affaire maintenant dans son éternel  peignoir bleu des mers du sud. Papa ! Ça fait longtemps qu'il ne l'appelle plus "Maman" ! Exactement depuis le jour où il a entendu glousser derrière la haie Patricia, l'insolente petite voisine dont la seule occupation semblait être de bronzer. Tiens, qu'est-ce qu'elle est devenue celle-là ?

Papa ! Ridicule ! Ridicule quand on est "papa" d'une  haridelle morose qui le dépasse d'une bonne tête ! Un instant  il  revoit sur le canapé  la petite fille qui  riait en jouant  avec ses boucles brunes  comme avec des ressorts.


Martine est sortie arroser ses géraniums tant qu'ils sont encore à l'ombre.

Il sort les bols ; l'idée lui vient que pour Budapest peut être les passeports ne sont plus valables. C'était quand les Baléares ? Où est ce qu'elle range ça ? Martine a une logique particulière qui l'exaspère. Elle est capable d'avoir mis les passeports avec les albums photos, parce que pour elle, c'est la rubrique "voyages", ou encore dans une valise, parce que ça va ensemble. Tiens, qu'est-ce qu'il disait, ils sont dans le tiroir de sa table de nuit… Dieu sait pourquoi…

C'est quoi ce papier fatigué ? Une lettre, ah elle ne date pas d'aujourd'hui… la lettre commence par "à la très chère, à la très belle "…. Eh ben dis donc !  et bla et bla et bla, et termine par "j'attends ta réponse, ma tendre sylphide ". Bernard.

Georges s'assoit sur le lit tellement il rit ! Il est secoué d'un rire énorme : la tendre sylphide, il la voit par la fenêtre, le peignoir des mers du sud tendu sur sa croupe opulente. Ah ah, elle a bel air, ta sylphide, Bernard !

Bernard ?

 Ah ah ! Sacré  Bernard !

Il en pleure de rire pendant qu'il fait couler son bain.

Il se glisse dans la baignoire ; son gros ventre émerge de l'eau bleue comme un atoll blanchâtre frangé d'une barrière de mousse.


Par surprise les sanglots le submergent, ils montent en vagues jusqu'à sa gorge.

"Papa, le café est prêt," dit joyeusement Martine en passant la tête dans la salle de bains, puis, soudain inquiète : "mais qu'est-ce que t'as ? "

"Rien du tout, c'est ton foutu bain moussant, il pique aux yeux, tu veux me coller une allergie, ou quoi ?

 

Emma

commentaires

L
<br /> Finesse du détail, où l'ordinaire et l'extraordinaire se cotoyent .. "Martine a une logique particulière qui l'exaspère" . Merci Emma<br />
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A
<br /> Poignante tranche d'abominable quotidien ; côte à côte pour le meilleur et pour le pire, passé et à venir ...  <br /> <br /> <br /> Que la réalité est cruelle même dans ta fiction ...<br /> <br /> <br /> Et quel talent tu as pour marier les détails dans tes descriptions : bravo !<br />
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A
<br /> Une peinture de la vie réaliste écrite avec un rictus , quelque part une situation pathétique...C'est vrai, ça fait peur d'entendre des mots tels que "papa" quand il s'agit du conjoint et "maman"<br /> quand il s'agit de la compagne ou de l'épouse, comme si le temps avait tout balayé.<br /> <br /> <br /> Très bien (d) écrit Emma<br /> <br /> <br /> Amitiés<br /> <br /> <br /> Agnès<br />
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S
<br /> Tellement réelle ton histoire et si bien racontée.Triste et beau en même temps.<br />
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C
<br /> Eh oui le poids des années finit  par peser si on n'y prend pas garde! Un esprit toujours très imaginatif Emma et une façon de narrer teintée de plein d'humour qui tient en haleine le<br /> lecteur jusqu'au bout! Le descriptif du ronflement  sent  le vécu! Tout à fait ça, sauf que moi nettement moins  patiente  que Georges,  je  pince par petites<br /> pressions successives  délicatement  le nez  avant que le vrombissement n' atteigne son point culminant! Bon moment passé à te lire! Cordialement  Chloé    <br />
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F
<br /> bon week end<br />
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J
<br /> Ah les années... Un couple bien en chair... et cette lettre trouvée par hasard...  Ne rit point trop fort Georges vous êtes dans le même bain côté poids !  J'ai aimé<br /> Emma... <br />
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V
<br /> J'ai bien ri à ce vaudeville où une ex-sylphide engraissée au miel ne fait plus guère d'effet qu'à ses géraniums!<br />
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M
<br /> Le temps a passé impitoyable. C'est dur et superbement mis en scène.<br />
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