Si seulement se disait Marion après avoir vu l’intouchable, ce film était sorti quelques décennies plus tôt, le regard de
l’environnement vis-à-vis des personnes dépendantes comme elle aurait été sans doute différent ! Par chance, au hasard des sentiers de traverses, elle aussi comme Philippe avait eu son Driss
quand elle était petite. Vingt cinq ans s’étaient écoulées depuis mais elle se souvenait dans les moindres détails de ce jour de décembre où Vivaldi à son tour l’avait joliment emportée dans une
mélopée guillerette digne des plus grands! Cette symphonie magistrale teintée d’émotions, de sensations différentes ne l’avait dès lors plus quittée et s’était à jamais imprimée dans sa mémoire,
dans son âme, au plus profond de son cœur ! Elle y repensait souvent à sa fée Clochette!
Comment du haut de ses six ans privée de toute autonomie, sans accès au chemin des mots, ne marchant pas, tricotant avec ses mains
incapable de contrôler le moindre de ses gestes, aurait–elle pu à elle seule faire comprendre à son entourage qu’avant d’être un objet de soin, elle était une enfant ! Comment dans la solitude
qui était la sienne, expliquer à Maria l’aide soignante ou à Margot la kinésithérapeute qui tous les matins boulonnait son corset pour heureusement lui déboulonner le soir, qu’elles l’enfermaient
encore d’avantage ! Comme toutes les fillettes de son âge elle voulait s’amuser, rouler bouler dans l’herbe verdoyante de la pelouse fraîchement coupée, entendre les nonnettes, le bruissement des
feuilles, s’éblouir de soleil …
La nuit libérée de toutes contraintes, elle retrouvait souvent en rêve la fée clochette pour voler dans le molletonné des nuages qui
s’amusaient à la faire rebondir comme sur un trampoline afin qu’elle puisse toucher les étoiles !
Au petit matin elle retrouvait son quotidien. Le ciel avait perdu tout son bleuté et ces yeux de "minotte" restaient à
nouveau rivés au sinistre plafond blanc, tristement vierge et dénué de toute trace de vie et d’intérêt !
Les souvenirs de ces instants lui revenaient si vivement en mémoire que Marion se mit à gesticuler dans tout les sens tant l’émotion
était importante ! Reprenant le fil de ses pensées, elle se remémora alors ce fameux jour de décembre où soudainement tout avait changé pour elle.
C’était à l’approche de Noël et comme chaque année le sapin avait été garni de boules et de guirlandes sûrement lumineuses mais
celui-ci était si loin, qu’elle n’en perçut que quelques brillances un peu floues ! L’ambiance était calfeutrée et la musique si peu perceptible qu’il lui fût également impossible d’identifier la
moindre mélodie ! Le plafond quant à lui restait irrémédiablement désert.
Quand clochette fit son apparition, elle était rayonnante et se dégageait de son sillage quelque chose de particulier, d’inhabituel
qui sentait bon le patchouli ! Sa démarche était si légère qu’on aurait dit qu’elle effleurait à peine le sol !
Ce jour- là quand elle s’arrêta près d’elle pour lui dire bonjour, elle sut dès l’instant même où elle croisa son regard que c’était
bien sa fée !
« Bonjour Marion » lui avait- elle dit d’une voix douce, s’adressant directement à elle après avoir salué un à un tous ses camarades.
« Je m’appelle Julie » Elle lui avait alors caressé la main puis était restée silencieuse comme si elle voulait lui donner le temps de la réponse. L’attente, compte tenue de sa lenteur, de sa
difficulté à emmagasiner toutes les informations tactiles, visuelles, sonores, avait du être longue mais quand, après de multiples efforts elle avait enfin réussi à soulever légèrement le tronc,
à redresser quelque peu la tête sa fée, peu importait son nom, était toujours là, aussi attentive. C’était bien la première fois que quelqu’un l’attendait avec tant de patience au carrefour si
compliqué des rencontres et Marion en fût toute émue.
Les jours suivants, Julie munie de ses pinceaux repeignit l’horrible plafond, dessina un bel arc-en- ciel aux couleurs flamboyantes
qu’elle entoura pour l’occasion de grandes étoiles fluorescentes. Avec les conseils et l’aide de Margot qu’elle avait entraînée dans son sillon, elle fabriqua plus tard ce qu’elle appela des ORNI
(objets roulants non identifiés) et les initia aux joies de la glisse et des sensations fortes qui décoiffent !
L’évocation de tous ces souvenirs ne la rendait pas triste, bien au contraire. Elle se surprit même à rire aux éclats en se
remémorant la fois où elle lui avait fait danser la lambada sur ses pieds, où elle avait fait du toboggan avec elle, du ballon sauteur…
Le temps certes avait passé, elle était devenue lourde, difficile à mouvoir, plus fatigable aussi mais ces précieux moments de
l’enfance retrouvée au hasard d’un chemin, étaient gravés dans la mémoire profonde de son être, de son corps tout entier, parce qu’elle les avait intensément vécus.
Chloé