Caressant sa barbe d'une main distraite, Martin consulte son livre de compte et bientôt un sourire se dessine sur sa face peu
avenante. Laissant sa cuillère en suspend, Rose interroge:
« Qu'est-ce donc qui t'amuse ainsi, si je ne me trompe, tu es dans le livre des comptes et je n'ai pas souvenir d'avoir trouvé dans
ce livre de quoi m'arracher un sourire !! Tous ces chiffres sont pour moi rébarbatifs et sans intérêt. Je n'y comprends rien.
Certes, certes, tu as raison, ma bonne amie.... je connais ton aversion pour les chiffres mais voyant nos comptes, je n'ai pu
m'empêcher de repenser à la manière et avec qui nous avons amasser tout ce bon et bel or !!!
Tu n'as pas noté de noms dans ton livre, j'espère !!!
Non, rassure toi, ils sont notés là » répond-il en tapotant son front avec le crayon en bois. « Je ne suis point sot, et bien malin
celui qui viendra les chercher. Tiens! Je vois sur cette ligne un numéro suivi d'une somme et je sais à qui il se rapporte ! Si je te dis 18-28 / 16 pi-or, tu penses à qui ?
Je ne vois pas... !!
Mais si voyons, fais un effort 1828 16 pièces d'or, insiste-t-il ! »
Elle sait son Martin suffisamment rusé pour n'avoir rien noté. Sa question est de pure forme. Abdiquant, elle demande :
« Qui alors ??
Cet espèce de citoyen qui voyageait avec sa femme, ils étaient écrivains parait-il... ça ne te dit vraiment rien ?? »
Rose hausse les épaules en signe de parfaite ignorance.
« Ces deux jeunes gens qui faisaient le tour de France en notant le récit de leur voyage !
Oui !!! Je m'en souviens, pas facile ces deux là !! Mais quand même 16 pièces d'or!
C'est vrai, Violet avait du poursuivre la femme dans la cour où elle hurlait comme un loup.
Ha ! Ha ! Ha ! » S'exclame l'homme en repensant à la scène. Son rire part crescendo bientôt rejoint par sa femme qui ne peut résister
à cet accès d'hilarité. Les images dansent dans leur tête désormais..... cette pauvre femme courant à moitié nue poursuivie par leur fils, Violet, hors d'haleine resteront à jamais gravées dans
leur mémoire. Cette nuit là, ils l'ont échappé belle. L'auberge affichait complet, les autres clients auraient pu prendre peur.
Se prenant au jeu, elle intime:
« Donne m'en un autre !!
Alors, voyons voir » dit l'homme en consultant les pages de son carnet. « Ah, j'en ai un !!! Si je te dis 18-29 23 p.a
Je sais !!!
Dis moi !!
C'était un homme d'un certain âge venu dans le terrible hiver 1829. Il n'y a pas eu de mois de janvier plus dur depuis, d'ailleurs.
Je me souviens de ces rafales de neige qui battaient notre porte et qui ont interrompu la malle-poste pendant plus d'un mois. Il était maquignon et revenait de la foire de Privas avec sa dernière
génisse.
Il n'aurait pas du nous dire que ses affaires avaient si bien marché.» l'interrompt-il.
« C'est vrai !! La vente de son bétail lui avait rapporté 23 pièces d'argent qui tombèrent dans notre escarcelle.
Là aussi Violet a eu du mal, le bougre était fort comme un bœuf. Je n'aurais pas été là, il nous filait entre les doigts.
Il est où maintenant?
Près des rosiers » répond l'homme en se tordant de rire.
Rejoint encore une fois par sa démoniaque épouse, ils pleurent de rire pendant un long moment.
« Assez !! » dit l'homme.
Son ton ne souffre pas la contradiction, ayant repris son souffle, la femme s'assoit à ses cotés. Ensemble, ils poursuivent leur
lecture et pouffent de concert lorsque au détour d'une appréciation, ils se remémorent un client particulièrement difficile.
Dehors, le vent souffle en violentes rafales sur les monts d'Auvergne en poussant de lourds nuages noirs, on aurait dit qu'il voulait
effacer de la surface de la terre cet endroit de cauchemar.
Au loin, courbés sur l'encolure de leurs chevaux, les hommes de la gendarmerie royale hâtent le pas de leurs montures ne voulant pas
passer une nuit à la belle étoile... il n'allait pas tarder de pleuvoir. Après tout, ils ne sont plus si loin de l'auberge rouge.....
GéS