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1 février 2013 5 01 /02 /février /2013 12:49

 

  C’était lors d’un dépannage, dans la basse ville, à Toulon. Une boulangerie se plaignait de ne plus avoir d’électricité ; ils étaient en règle avec leur dernière facture et je suis intervenu en fin de matinée. Le marché du Cours Lafayette battait son plein et il était difficile de me frayer un chemin, avec le véhicule de dépannage, au milieu de toute cette faune hétéroclite…  

 

La foule des chalands déambulait d’étal en étal, soupesant tel ou tel fruit, respirant tel ou tel légume, accréditant ou infirmant les boniments des affabulateurs marchands. Quelques vendeurs à la sauvette tendaient aux passants honnêtes des montres louches et des épaisses gourmettes. Des diseuses de bonne aventure, déguisées en gitanes, déchiffraient, des lignes de la main, l’écriture en tendant la leur pour récupérer une obole de belle capture. Une troupe de musulmanes, cachée derrière sa religion partisane, soupesait des melons tout en recomptant sa marmaille. Au pied d’une fontaine vide, un jeune tzigane s’escrimait sur son violon timide, tandis qu’un harangueur de foule, debout sur la margelle aride, trop bien habillé, gesticulait ses prédications d’apocalypse aux ménagères blasées. Un vendeur de tapis arpentait le marché et les couleurs des motifs baladés se mélangeaient avec les denrées des étalages quand il discutait avec des badauds. Tout garni de grigris, tout décoré de bracelets africains, de babioles en ivoire plastique, de statues en ébène balsa, tout bronzé de soleil sénégalais, un noir, en phares de ses dents blanches, proposait sa quincaillerie à qui voulait comprendre son dialecte fleuri…  

 

Enfin, je suis arrivé sur le lieu de l’intervention et j’ai ouvert l’armoire du comptage… Des fils électriques étaient bouffés et des crottes suspectes s’étalaient dans le réduit…

 

Tout à coup, il est passé, trop près de moi, une jeune femme superbe. C’est le genre de sortilège époustouflant qui n’arrive qu’une seule fois dans une vie. C’est là que l’on se reproche de ne pas avoir regardé par terre pendant cette seconde chancelante. C’est là que l’entendement bascule dans une pénombre chimérique, où la réalité et la fiction se croisent, joutent et s’emmêlent aux dépens de celui qui erre dorénavant dans l’inconnu mystique…  

 

Tout se reconsidérait dans ma tête avec une vitesse alarmante… Tout y est passé. Du « pourquoi j’étais marié » jusqu’au « qu’est-ce que je fous là » en passant par les : «  c’est trop injuste ». Le temps divin de sa démarche chaloupée, allant s’amenuisant, je recommençais le fil de ma vie pour tenter de comprendre où j’avais déraillé, non pas que je voulusse partir en courant après cette femme mais, avec sa manière innocente d’exister, elle avait mis le doigt sur tout ce que je cachais !...

 

Sur mes réalités pragmatiques, elle avait posé son pinceau de couleurs incroyables et tous mes plans échafaudés pour exister heureux s’envolaient furieusement en éclats. En traversant nonchalamment ce champ de foire, elle avait déstabilisé toutes mes croyances, éparpillé  toutes mes évidences, bousculé toutes mes échéances !... J’étais perturbé comme un enfant rêveur qui vient d’apprendre que son Père Noël n’existe pas !...  

 

Toutes mes intimes réflexions se noyaient d’incompréhension, toutes mes vérités étaient faussées, toutes mes authenticités étaient remises à la question, toutes mes certitudes s’envolaient en fumée. Je perdais pied…

J’avais un tournevis dans la main et je me demandais bien ce que je foutais sur ce trottoir livide. On m’avait mandaté pour exécuter une mission de dépannage, j’avais un bleu de travail mais j’étais tombé dans une autre dimension…  

 

J’ai toujours cru planer dans ma vie ; de coups de chance en opportunités, de coups de pouce en examens réussis, je traversais l’existence sans grande ambition et sans grande désillusion aussi. Mes vérités étaient faciles, mes conclusions étaient au niveau inculte de mon intelligence ordinaire, j’étais sans insolence, modéré, neutre et terne…

Mais cette jeune femme promeneuse avait réveillé des sentiments extraordinaires !... Passion, exaltation, lumière, sensations, énergie, allégresse, souffle, Amour, coulaient maintenant dans mon sang jusqu’au barrage de mon cœur débordé !...

 

Les pavés brillaient et c’était tout un assortiment d’étalages multicolores qui s’offraient à mes regards émerveillés !... Des parfums sensationnels se dispersaient en symbiose de ratatouilles frémissantes !... D’estimables camelots proposaient leurs mensonges avec tant d’à-propos qu’il était difficile de ne pas les croire !... Le soleil était partout ! Le moindre de ses rayons chahutait des pétales alanguis de fleurs coupées ; les épices orientaux se découvraient en dégradés de couleurs indéfinissables et je m’imaginais dans le désert, courant sur le sable !... Si un Pierrot m’avait proposé un peu de poussière de lune, je l’aurais achetée !... Le thym était forcément de la garigue, le safran parfumait les cagettes de figues !… Pour recalculer mon Destin, je cherchais une vieille bohémienne ; je voulais retrouver mon Vrai chemin avec ses Vraies sornettes de cartésienne ! Tous les étalagistes étaient des heureux commerçants et je voulais les embrasser en riant !... Le Monde était soudain magnifique et chacune de mes grandes inspirations était un don extraordinairement bénéfique !... Je flottais, benoît, en dehors de toute circonspection, j’étais libre de toute gravité et, avec mes ailes gonflées d’enthousiasme, je planais sur un Univers mirifique…

 

Quand elle a disparu de ma vision rétrécissante, j’étais un pauvre junky en terrible manque. La dimension subliminale s’estompait et je retombais inexorablement dans la brutale réalité normale. J’aurais tant voulu la suivre au bout du Monde, et même plus loin, pour prolonger ce Rêve d’anthologie… Pour ne jamais devenir morose, je me serais damné pour vivre dans son Paradis d’overdose…

 

Tout à coup, un type m’a tiré par la manche… Il était déguisé en boulanger en manque d’électricité. Il m’a parlé de ses fours éteints et de la multiplication aléatoire de ses pains, de ses croissants sans rôtissoire et de la désertification de ses clients…

 

J’avais la bouche pâteuse, comme après une mémorable cuite rêveuse… J’avais un tournevis dans la main et je me demandais bien ce que je foutais sur ce trottoir livide…

 

Comme téléguidé par des gestes habituels, j’ai ouvert le coffret de son comptage. Entre les fils, les restes d’un énorme rat dégoulinaient sur les fusibles… C’est sûr, j’ai dépanné le fournier mais, aujourd’hui, je cherche encore désespérément cette autre dimension…

 

Pascal.

 

 

commentaires

M
<br /> Fée ou sorcière, révélatrice d'un mal de vivre et qui soudain peut faire changer un destin.<br /> <br /> <br /> Belle ambiance si bien rendue.<br />
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A
<br /> super texte !   L'intensité de l'histoire d'amour " sortilège " et du rêve fondant dans cette courte phrase : "Il était déguisé en boulanger en<br /> manque d’électricité " !<br />
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P
<br /> Je veux dédier ce poème à toutes les femmes qu'on aime... pour un instant seulement...<br />
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M
<br /> Un beau voyage en chimérie! On en redemande!<br />
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M
<br /> Bel envol.. mais triste réalité !<br /> C'est bien agréable à lire... on ressens toute la hauteur des sentiments..le terre à terre des questions et de la réalité.. J'aime beaucoup.<br />
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J
<br /> quand la dure réalité envoie valser les rêves...<br /> <br /> <br /> Encore une belle histoire Pascal, je me laisse prendre à chaque fois !<br />
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