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13 avril 2013 6 13 /04 /avril /2013 11:00

 

 Toute la classe, dans le temple de la culture est silencieuse. Il faut rendre sa dissertation…

 

« Vous, Miguel, que pouvez-vous me dire sur la tauromachie ?... »

 

« Moi ?... Je veux devenir un grand toréador, Madame… »

 

« Ha bon ?... Et pourquoi ?... » demande la professeur étonnée.

 

« Je suis allé avec un de mes oncles, voir une corrida, une vraie... Une heure et trente minutes de combat, le temps d’un match de foot, sans la mi-temps…

Madame, c’est pour parader au défilé de présentation, dans l’arène sous les hourras de la foule avertie et experte ; c’est pour la réussite d’une véronique périlleuse avec un animal capricieux ; pour tous les « olé » qui résonneront dans ma tête coiffée, pour faire des passes de muleta, pour faire aussi voyager la cape rouge sous les naseaux fumants du taureau furieux. Pour enfoncer les banderilles multicolores dans le cuir de son dos trapu et voir dans ses yeux, danser la folie de près… »

 

Au fond de l’amphi, quelqu’un s’agite… Mais qui peut bien interrompre l’exposé de ce bellâtre aux allures de… Proserpine…

 

« Taisez-vous Pierre !  Laissez parler Miguel… »

 

« Je veux combattre la bête à l’épée nue, transpercer au plus profond son poitrail et atteindre ce cœur emballé à son moment fatal. Je veux être le Prince de sa mise à mort. Je veux les deux oreilles et la queue, je veux des fleurs lancées des gradins et les chansons des trompettes victorieuses dans mes tympans en récompense suprême !...

Je veux combattre dans l’arène comme un gladiateur des temps modernes et mettre à terre, oui, faire mordre la poussière à cet animal mythique. »

 

Toute la classe, attentive, s’est mise à trembler…presque admirative. Dans leurs regards stupéfaits, on lit comme de la frayeur intense... Sauf pour Pierre…

 

« Taisez-vous, Pierre... Mais encore ?... »

 

« Je veux être tissé de fils d’or et habillé d’argent, je veux briller au soleil dans une grande corrida et toréer les plus grandes bastides de Camargue et leurs élevages les plus sauvages...

Je veux avoir peur et rencontrer l’animal, pour savoir s’il est gaucher, pour comprendre ses réactions les plus infimes, pour le voir racler son sabot et laisser cette empreinte, tel un sillon gravé dans le sable, avant qu’il ne me charge.

Je veux qu’on tremble pour moi, qu’on se lève de concert ou qu’on agite ses mouchoirs blancs. Je veux faire chavirer le cœur des pâmées et affoler leurs éventails…

Je veux entendre les clameurs de la foule en effroi ou en admiration. Je veux toucher la Bête au plus près et sentir la chaleur intense de sa transpiration furieuse.

A sa force brutale, je veux opposer la finesse et l’intelligence… »

 

« Mais taisez-vous Pierre ou je vous fais sortir !... » dit la professeur irritée.

 

« J’ai la passion taurine qui coule dans mes veines, oui je rêve de ces moments historiques. Je veux voir les taurides quand je rentre sur la piste de danse, je veux être acclamé pour mon courage, mon audace et ma témérité. Je veux montrer « l’espada » sanglante à la foule conquise...

 

« Madame, je peux prendre la parole et vous soumettre ce que je pense de cet art machiavélique ?... » crie Pierre, du fond de la grande salle…

 

« Attendez un peu, Pierre ; Miguel nous a bien démontré sa passion et son futur métier de toréador. Miguel, avez-vous quelque chose à rajouter ?... » demande la professeur intéressée…

 

« Madame, la tauromachie est un art de vivre, une remise en question de sa condition d’humain, c’est savoir rester maître de l’animal dans l’intimité de son intelligence, devant ses six cent kilos de muscles et l’affronter, lui faire face, sans prétendre trembler…

C’est entendre son galop lourd, dans le sol vibrant, quand il bouscule les picadors et renverse les chevaux *carapacés.

C’est chercher son regard en feu et le capter pour l’amarrer à son futur de taureau vacillant. C’est danser avec la Bête, dans ce combat singulier, aux périls de nos vies.

C’est lui éviter le couteau de l’abattoir du boucher et lui faire une mort honorable au milieu de la foule *applaudissante et au soleil blanc d’une arène bondée…

 

« Salopard !... »

 

« Taisez-vous, Pierre !... »

 

« Assassin !... »

 

« Et vous, Pierre, que voulez-vous nous démontrer alors ?... » demande la professeur agacée.  

 

« Madame, si je le pouvais, je serais un  taureau !... » crie Pierre, bien loin de l’estrade.

 

Tout  l’amphi s’est mis à rire…

 

« Et pourquoi ?... » sourit la professeur amusée, en rajustant son grand chapeau bleu…

 

« Madame, je serai taureau pour mettre à mort ce matamore, cette papillote ambulante enrubannée de rouge comme son hémoglobine tiède qui giclera à la figure de la foule des sanguinaires au premier rang du spectacle de sa mort. Je l’encornerai au plus profond et je le ferai valser dans les airs, au plus haut... Puis je piétinerai son cadavre d’humain cruel avec la force de mes pairs, de mes pères et de mes aïeux morts dans les Arènes. Oui, je lui montrerai ses dernières étoiles…

 

« Mais enfin !... »

 

Pierre se lève et descend les escaliers pour s’approcher de l’estrade en parlant pour lui, mais fort…

 

« Vous ne savez pas, Madame : Quand je serai taureau et, même dans la prison de l’enclos, d’avant mon massacre, on pourra me jeter des sacs de sable sur le dos pour me briser quelques vertèbres et, ainsi, me rendre plus docile...

Ensuite, enfermé dans l’arène, on voudra « m’humilier », on cherchera alors à sectionner ou à léser les muscles releveurs de ma tête car cela affecte profondément mon système de défense naturel.  C’est le rôle des picadors et de leurs vieux chevaux, lors du premier « Tercio. »

 

Pierre lie ses gestes à la parole et on dirait qu’il se déplace, mais comme un taureau… 

 

« Vous aimez bien quand je les éventre pour votre plaisir, entendre craquer leurs côtes et voir leurs entrailles ternir la poussière… Vous pensez que je suis féroce, que je suis un danger pour la nature et que mon seul destin est cette rencontre avec mon bourreau…

 

Pour m’affaiblir encore, on va multiplier les hémorragies en évitant de me faire couler des flots de sang, ce qui pourrait trop vous rappeler l’abattoir. Toutes mes plaies seront internes. Quant au sang bien rouge que certains jugeront décoratifs, il sera jaillissant ou dégoulinant, en piquant mes artères du dos.

Pour augmenter mes tristes hémorragies, vous allez me soumettre à de brusques déplacements, parce que je suis d’une race qui suit ce leurre rouge, cette toile des vachers ou des garçons d’abattoir…

 

Pierre court d’un côté et de l’autre, sur la grande estrade…

 

Quand je comprendrai cet artifice, je deviendrai « avisé. »

Et toi, déguisé en sardine, pour les huiles déplacées en rang d’honneur, dans cette tribune en boite macabre, tu glisseras bientôt sous ta cape, ma sentence imminente. Mon temps sera alors compté pour ma funeste corrida, ma fin inéluctable. Et si je comprends vite, ma vie sera plus courte encore… Mais il faut que le spectacle continue… Alors, je chercherai un refuge ou un territoire et toi, le boucher de sévices, tu diras « querencia »

 

Pierre se traîne le long de l’estrade comme l’animal blessé… 

 

« Mon choix devra être net parce que je pourrais être un lâche et passer pour un « manso » En réalité, mes mouvements peu prévisibles seraient difficiles à parer.

Il serait même dangereux d’empiéter sur mon « territoire » et, pour toi, maigre marionnette vicieuse, cruelle, en costume du dimanche pour ma future messe, ton emplacement d’attaque sera la ligne de partage entre ton terrain et le mien.

Tu sais bien que tu pourras tirer tes effets spectaculaires de cette géographie invisible et t’agenouiller en me tournant le dos parce que je serai épuisé et réfugié dans mes restes d’espace vital. Et ces cons de spectateurs t’admireront pour ce subterfuge technique, te prenant pour un héroïque imprudent… »

 

« Pierre !... »

 

« Désolé Madame, je n’ai pas d’autres mots plus explicites pour ces voyeurs…

 

Mais je serai déjà à moitié mort… Tous les mouvements, si bien codifiés, imprimés aux leurres, que tu appelles « passes » révèleront ton « style » De ces choix « judicieux », de leur élégance et de leur enchaînement dépendront de mes déplacements, de ma fatigue et de mes lésions internes ainsi que de nouvelles « habitudes » que tu m’imposeras dans ton placement en terrain favorable.

Et puis, tu m’accorderas cette terrible passe, cette méchante véronique où tu me présenteras ta cape à deux mains comme cette Sainte qui a essuyé le visage du Christ.

Mes épines pourtant, me lacèreront le dos…Simulacre infernal… »

Et Pierre lève les yeux au Ciel, en laissant ses bras en croix…

 

« Tu vois, ton travail sera facile… »

 

La classe effarée retient son souffle… 

 

« Vous voulez dire encore quelque chose Pierre ? » s’étrangle la professeur…

 

« Vous aussi, alors, vous voulez voir mourir un taureau ?… »

 

« Ma faena dure à peu près quinze minutes, j’ai épuisé mon premier « tercio » Il me reste dix minutes à vivre, alors je vous offre ces dix minutes de souffrance…

Le second se voudra une accalmie…

Les habiles poseurs de banderilles aux manches enrubannées rivaliseront d’adresse voire de hardiesse, avec des numéros d’acrobatie pour ficher ces harpons dans mon dos, pour augmenter ma douleur et l’hémorragie. Et ce défi, les spectateurs vont l’admirer…

 

Je serai surpris et trompé par ces brusques évitements et j’aurai mal…

 

Le dernier tercio sera mon exécution.

Cette mise à mort par estocade et les passes permettront de me placer dans ta position favorable et favorite pour viser ma « croix » ; ton chemin avisé, c’est le sommet de l’omoplate droite, tu vas m’appeler, pour me faire approcher dans ma dernière charge et bénéficier de mon élan et tenter de me tuer.

Tu vas me braver en t’approchant au plus près de mes cornes.

Cette frontalité héroïque et théâtrale déclenchera l’émotion générale et des grondements de rumeur apeurée respectueuse pour ton courage affirmé, mais tu sauras bien te mettre dans l’angle mort de ma vision déjà défaillante…

 

Et dire que tu vas t’enduire de mon sang pour faire penser à une blessure imaginaire.

Tu es un assassin… 

Si je peux, je vomirai mes restes de sang par la bouche et non plus par mes plaies en te tirant la langue, pour ternir ton succès de matador.

 

Voilà, j’aurai duré quinze minutes dans ton arène, bien loin de mes verts pâturages et j’aurai soixante centimètres d’épée sadique qui me traverseront le cœur. »

 

Pierre s’écroule sur l’estrade poussiéreuse et agite frénétiquement les jambes…

 

Puis il crie :

 

« Telle est ma destinée : Etre taureau, roi de nos campagnes et mourir sans combattre et sans Honneur !... »

 

Toute la classe est silencieuse, chacun reprend sa copie et la cache, pour ne pas se comparer avec cette dissertation difficile…

 

Pierre se relève, retrouve sa place dans l’amphithéâtre et s’assoit en ignorant tous les yeux amicaux qui l’accompagnent. Il regarde sa copie sur son bureau, oubliée dans l’élan de sa foi…

 

Un applaudissement enraye l’atmosphère pesante, puis un autre et un autre…

La salle est debout et acclame Pierre avec des « bravos » d’enthousiasme. Il reçoit des boulettes de papiers chiffonnées des rouges, des jaunes, des oranges, des blanches, des grises, des noires, toutes les couleurs, comme une pluie de fleurs tombée du ciel…

 

Alors, il se lève, hoche la tête et salue la foule comme un…toréador vainqueur…

 

 

Pascal.

 

Désolé d’être un peu long…

 

 

 

commentaires

J
<br /> pas inutile de remettre les pendules à l'heure et de rappeler les contradictions du spectateur ... eh oui je pense aux belles étrangères de Jean Ferrat, mais aussi au film Tarde de Toro (oui<br /> c'est vieux), mais aussi à Kho Lanta (le jeu)<br />
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A
<br /> Entendre la chanson de Ferrat après t'avoir lu ... et s'interroger sur nos contradictions ...<br /> <br /> <br />  http://youtu.be/minlmw2ZUMM<br />
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M
<br /> Voilà des élèves comme en souhaiteraient beaucoup de professeurs. Passer aussi brillamment de l'expression écrite à l'expression orale n'est pas à la portée du premier venu<br /> <br /> <br /> Ces jeunes sauront défendre leur point de vue et débattre dans l'arène de la vie. Futurs comédiens ou futurs hommes politiques ? J'opte pour le premier choix...<br />
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J
<br /> surtout ne pas être désolé ! <br /> <br /> <br /> quel brio ...et comment retourner une situation...<br /> <br /> <br /> je me souviens d'une chanson de Bécaud "les arènes gonflées d'une foule en délire regorge de couleurs et d'apres envie de sang..."<br />
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