Un beau jour, il a décidé qu'il n'avait plus de temps à perdre. Il s'est mis un pari sur le dos, un pari fou, un pari encombrant mais
têtu comme il est, il refuse toute concession.
Avant sa mort dont il ne connaît ni l'heure ni les modalités ce qui le rend fébrile, il veut lire dix mille romans. Si l'on considère
qu'un roman moyen de 200 pages peut être lu en une demi journée, que deux romans font la journée complète...il est encore loin du compte. Pour pouvoir s'adonner à sa passion, deux choses sont
essentielles : le guiness des records qui le finance chaque mois, juste assez pour vivre chichement, et sa femme. Pleine d'amour et d'admiration, elle avait pris le début de cette lubie comme un
signe de grande intelligence. Mais depuis deux ans, elle commence à s'essouffler. Elle doit l'habiller, le déshabiller, le nourrir, le laver, semblable au bébé qu'elle n'avait jamais pu porter.
Elle a aimé cette servitude au début, un peu la mère toute puissante. Mais le « bébé » est lourd, encombrant et surtout sans plus aucune marque de tendresse. Ses maux de dos
s'aggravent, elle n'arrive plus à se consacrer du temps à se pomponner et puis qu'importe il ne le remarquerait même plus. Elle ne pensait pas au début qu'il s'accrocherait aussi longtemps. Elle
ne lui connaissait pas cette opiniâtreté. Tout au plus un mois puis il reviendrait à des marottes moins contraignantes. C'était sans compter l'addiction des mots et du plaisir de lire. Chaque
roman, qu'il prend les plus divers possibles, lui procure tant de bonheur qu'il ne peut plus s'en défaire. Deux ans, 730 romans seulement, encore 11 ans et quelques brouettes à s'échiner comme un
âne de trait, sans aucune gloire ni reconnaissance.
C'est en le nourrissant ce jour, vêtue d'une mauvaise robe élimée, qu'elle prit sa décision. Elle abandonnerait cet homme pas plus
tard que ce soir. Quand il se couche, elle met un point final au rangement, pour une dernière fois, vide la boîte en métal remplie de l'argent du mois, revêt un châle sur ses cheveux et s'habille
des vêtements du dimanche. Un dernier regard derrière elle, sans un regret. Un papillon enfin libéré de sa chrysalide. Elle montera dans le premier train qu'importe la destination.
Anoster