Depuis le jour de ma naissance, je savais qu’elle m’attendait. Elle avait mis du temps, c’est sûr, à me préparer une place, à
sculpter pour moi en intaille un moule presque parfait, ce moule qui , un jour, qui sait exactement quand, m’accueillerait définitivement en elle.
Plusieurs fois, successivement, elle s’y était reprise. Elle y avait déjà tracé la place d’un petit corps étroit, minuscule, facile à
creuser, juste quelques poignées de sable à retirer, et l’endroit était prêt. Qui sait : il faut prévoir, même lorsqu’on contient en soi la somme de tant de mystères, et de tant de
vérités.
Puis la mer progressivement avait tout recouvert, il fallut recommencer. Cette fois, elle s’appliqua à creuser un peu plus
profondément, à dessiner des formes graciles, harmonieuses, nuancées, délicates. Toujours en vain. La locataire tardait à prendre sa place, on aurait dit qu’elle voulait s’accrocher, s’enraciner
là où l’on ne cherchait qu’à l’enfouir, la recouvrir et l’aspirer.
Elle dessina ensuite les contours d’une forme épanouie, généreuse, heureuse et comblée. J’avais trente ans, j’étais en pleine force
de l’âge, séduisante, sûre d’elle et en pleine santé. Une belle famille, des enfants qui trottent et vous grignotent vos jours et vos années. La maison n’était que rires et chansons, bonheur et
prospérité.
Mais le temps, impitoyable, passait…
Quinze ans, vingt ans… le vent avait tourné, j’étais seule à présent, abandonnée, oubliée de tous, désormais le silence avait
remplacé les rires, la maison était désertée.
C’est alors qu’elle se mit à recreuser. A creuser mes peines, mes souffrances, mes cris, mes appels au secours. Jour et nuit elle
creusait, j’entendais les bruits réguliers et martelés de la pelle qui peinait à la travailler. A retirer les pierres et les chaos d’une âme si tourmentée. Qui s'évertuait à faire d'un désert
aride une plaine fertile, un limon.
Dans mon sommeil hanté, j’entrevoyais déjà ma place, je me rapprochais tout doucement d’elle, et dans un état d’apaisement total,
j’allais l’essayer, pour voir, je m’allongeais tranquillement en elle, la félicitant, elle, la grande voyante de l’univers, d’avoir si bien deviné mes désirs et dessiné si parfaitement mes
contours, ceux d’une femme meurtrie et marquée par les années, si loin des grâces bénies et provocantes de la jeunesse.
Je ne cherchais plus à lui plaire, ni à prendre pour elle des poses avantageuses, mais seulement un abri,un havre de paix, un petit
nid de réconfort après tant d’années de souffrance et de solitude. Tant de fois, je l’avais appelée à mon secours, tant de fois, je pensais qu’elle m’avait oubliée.
Le jour J allait bientôt arriver. J’étais prête, je n’aurais aucun mal à retrouver l’endroit. Je l’avais si souvent rêvé, tant de
fois sollicité de mes vœux les plus chers. Ce jour-là, ce serait la fête, j’enfilerais ma petite robe de soie bleue, celle qui me serre un peu de partout, comme un vague rappel de mon bonheur
passé, et je prendrais enfin mes marques pour l’éternité.
Cloclo