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20 janvier 2017 5 20 /01 /janvier /2017 19:52

sujet semaine 03/2017 - clic

Silhouette trapue, on la rencontre sur un banc ou sur le parapet qui borde le rivage ou bien encore attablée devant un hamburger à la terrasse d'une restauration rapide, mais jamais là où l'on s'attendrait à la voir. Rose fuit la routine, à croire qu'elle essaie tous les endroits de la ville avant d'élire un coin bien à elle comme on choisit son domicile pour toujours.
On la connait un peu partout, depuis les entrées réservées au personnel des cliniques jusqu' aux laveries automatiques dont les moteurs des machines à plein régime dans la journée, lui conservent un peu de chaleur pour la nuit, en passant par les bancs du vieux port et certaines portes cochères plus accueillantes que d' autres. Après avoir récupéré son paquetage de nuit dans une planque qu'elle tient secrète, elle arrive à la nuit tombée, ombre courte et pataude, sûre de son bon droit car elle a surveillé les alentours plusieurs heures durant, évalué les risques et les avantages avant de se décider à s'installer pour dormir.
Au petit matin elle a déjà disparu, laissant place nette après avoir donné un coup de balai sorti comme par magie d'un inénarrable sac étanche contenant outre le balai pliant, un petit réchaud à gaz, une casserole, une mascotte dont elle confie rarement l'existence et toutes sortes de choses qu'affectionnent les ménagères accomplies.
Elle se raconte parfois. Des phrases courtes, syncopées, entrecoupées d'un sourire déformé par les goulots de bouteilles de rosé dont elle raffole, qu'elle mélange "par raison" à quelques gouttes d'eau parcimonieuses. Ou bien elle s'évade dans un long monologue, elle affabule et brode à l'envi et bien malin celui qui démêle le vrai du faux quand son regard se perd au-delà des montagnes.
Elle s'exprime joliment, d'une petite voix posée et douce qui ne choquerait pas dans un salon où l'on boit le thé qui peut devenir rauque et ordurière lorsqu'elle est en colère.
C'était à Paris, dans une cour obscure coincée entre quatre pans de murs où grandissait une petite Rose près d'un buisson de verdure qui s'étirait désespérément vers le ciel, happant la lumière goulûment entre les lézardes d'une façade pisseuse, pendant que "Maman Aline" - était-ce sa vraie mère? - recevait des messieurs. Lorsque le défilé cessait, Rose rentrait et Aline faisait chauffer le lait pour son chocolat chaud dans lequel elles trempaient leurs tartines beurrées. Parfois le méchant Bob faisait irruption dans le petit logis et Rose devait redescendre dans la cour. En repartant, il pinçait la joue de la petite qui pouvait enfin rentrer. Après les visites de Bob, Aline avait souvent des marques violacées sur son visage et elle disait qu'il fallait aller se coucher...
Rose divague un peu en se balançant sporadiquement sur son banc. Ses écouteurs lâchent une musique intemporelle très basse, indéfinissable et ses yeux s'oublient dans le sillage d'un bateau qui file vers le large.
Après Noël, elle est allée sur le chemin de l'aéroport pour regarder la ville illuminée de loin. Le seul endroit d'où l'on peut la voir dans son ensemble. Parce que le matin, elle a feuilleté le magasine qui trainait sur une table du Balto où elle a bu son café. Elle a vu les photos de la terre prise depuis l'espace, une multitude de pays qui semblaient tous très près les uns des autres, enchevêtrés dans un faisceaux de lumières comme des étoiles. Depuis la plage, chaque fenêtre, chaque guirlande, réverbère les étoiles du ciel. Toutes semblent blotties les unes contre les autres, assemblées et liées pour se tenir chaud et se protéger. Ce n'est que du rêve, tout cela, dit-elle, car sous chaque étoile scintillante, se cache un pays ou un homme qui déteste son voisin, rien de plus. Mais tout de même, hein! : c'est beau! Rose se félicite d'être étrangère à la ville, exclue. Elle est juste spectatrice, tout comme ce type un peu fou devait l'être, là-haut, dans l'espace.

 

 

Almanito

commentaires

C
Tu commences à avoir une sacrée galerie de portraits ! même un satellite t'inspire des personnages tellement humains...
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J
je bisse le commentaire d'emma. qu'ajouter à ce texte sensible qui dit tout avec philosophie et résignation mais non sans abdication
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J
oups j'ai dit le contraire à la fin, lire mais sans abdiquer non plus de sa dignité d'humain
L
J'ai placé mon commentaire (un peu long ...) sur ton blog Textalmanito.
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V
Triste histoire d'une paumée qui s'accroche aux étoiles pour rester debout... Bien vu, Almanito
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M
Un beau personnage, une ambiance établie par petites touches si évocatrices, quel plaisir de te lire Almanito !
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E
encore un magnifique portrait comme tu sais en brosser, qui contient toute une histoire pliée serré
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