sujet 01/2018 - clic
Ils avaient beaucoup dormi. Cinq mois environ sans interruption. Réveillés par rien du tout. Juste un jour un grand choc à proximité. C’était Monsieur Gaillard qui, d’une remorque voisine, déversait un gros tas de fumier sur le terrain. Eux en avaient, bien sûr, très vite perçu l’odeur, même si, sur le moment, il ne s’était produit qu’un vague soulèvement de terre. Ils avaient, juste un court instant, soulevé péniblement leurs paupières, puis s’étaient vite rendormis, dans la sérénité et l’espoir souterrain d’un printemps tout proche. En mars, les galeries étaient encore durcies par le froid hivernal, les gelées matinales empêchaient toute tentative d’avancée et leur interdisait pour l’instant l’espoir d’entreprendre un quelconque exercice d’ouverture vers l’extérieur.
Et puis maman, un beau matin, entreprit d’ouvrir ses petits yeux bridés pour risquer un œil vers son environnement et sa progéniture. Bien sûr, elle n’y vit quasiment rien, et moi non plus d’ailleurs, mais j’avais pris l’habitude chaque année de percevoir et d’écouter ses moindres gestes, ses moindres déplacements dans la galerie. Je détectais ses humeurs uniquement par la façon plus ou moins forte et plus ou moins rapide dont elle grattait le sol de ses grosses griffes acérées. Et quand elle respirait bruyamment par son grand nez pointu percé de deux trous, en poussant de petits cris plus ou moins audibles, là, je savais qu’elle avait reniflé une proie. Snif snif gauche, snif snif droit, Madame ma mère n’a pas son pareil pour trouver sa nourriture. Moi aussi, il faut l’avouer, je me débrouille pas mal. J’ai hâte de retrouver mon appétit et mes petites planques souterraines des années passées, celles que je ne révèle à personne, pas même à ma mère.
J’ai encore entendu bouger, c’est sûr, madame ma mère se prépare au grand renouveau de la saison, je l’entends lisser ses moustaches, aiguiser ses griffes, se faire un brin de toilette après ce grand sommeil, s’assurer que ses enfants sont tous là, à ses côtés, comme à l’automne dernier, et à nouveau prêts pour la grande aventure. J’ouïs ses pas qui se rapprochent, je reconnais son souffle un peu haletant, un peu irrégulier. Car j’ai peut-être des yeux de myopes, de très petites oreilles, mais j’entendrais une mouche voler à 500 mètres. Qu’on se le dise ou plutôt non, que cela reste entre nous, c’est plus prudent.
Je sais, Monsieur Gaillard ne nous aime pas. Il dit qu’on lui mange ses légumes, qu’on saccage son beau jardin en le transformant en trous à gruyère : C’est faux ! Monsieur Gaillard est un menteur, comme tous les jardiniers. On lui grignote juste un petit bout de racine de temps à autre, mais le plus souvent on se contente de bons gros vers dodus, de mille pattes et de limaces qui font notre délice. Rassurez-vous, Monsieur Gaillard, ma mère et moi ne sommes ni végétariens, ni véganes, on goûte juste de temps à autre, plus par curiosité que par appétit d’ailleurs, un petit haricot par ci, une grosse carotte par-là, question de nous éclaircir le teint… C’est tout.
Alors, remballez vos pièges et autres objets de torture, et laissez-nous vivre en paix, tous les messieurs Gaillard de la terre et du monde !
signé Marion, la petite taupe.
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