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14 avril 2013 7 14 /04 /avril /2013 11:56

 


Pauvrets que nous fûmes, ma sœur Jehanne, en ce mois d’avril et tant d’années avant ! Souvent, ta petite main poigna jusqu’au sang la mienne guère plus grande, quand de mon autre bras je portais Marguerite dans ses langes, que nous allions chaque jour nouveau à de nouvelles funérailles. Pourtant tu gardais ta voix joliette et tes yeux de candeur, sauf cette petite main si inquiète.

Te les rappelles-tu ? Tu étais si jeune.

Nous fûmes six frères et sœurs au début de cet hiver, restâmes trois à la fin. Jacques, notre aisné, partit le premier, en quelques heures, le sang fuyant ses lèvres pour les yeux, la vie fuyant ses bras qui étaient là cloués par le mal, ce mal qui empestait la ville, et les villages autour de la forêt d’Arrouaise, et je crois le monde entier.

 Je devins alors l’aisné. Mais que pouvais-je faire pour vous de cette aisnesse ? Notre petit Arnaud avait déjà lâché ma main, il suivit de peu Jacques, notre Arnaud si joyeux souriait encore dans l’agonie et encore après la mort. Il dut croire que tout cela n’était qu’un jeu, tout lui était jeu. Te rappelles-tu Arnaud ?

Te rappelles-tu, avant que tous fussent fauchés, Jacques quand il partait travailler la mine défaite avec Père, et que les outils derrière les murs allaient à grincer, claquer, croquer le bois ? Et nous cinq, restant, restions dehors, sachant que la bonne vie n’était pas familiale mais fraternelle, nous, trop jeunes pour compter vraiment dans leur monde, allions dehors comme l’herbe courbée aux quatre vents. Arnaud riait, notre bonne sœur Catherine tenait Marguerite en son bras et toi tu étais dans les jupes de Catherine, tu y étais toujours, tu sais, main dans sa main et moi à vous mener au diable.

  Catherine mourut à son tour, vite après nos frères, dans notre grand lit devenu mouroir, et tu ne quittas plus ma main. Le soir de ses funérailles, nous n’étions dans ce lit plus que deux, perdus, nous nous serrions juste tous les deux dans le trop grand et méchant lit qui les avait avalés, tu me serrais, me serrais, ma joue s’imbibait de toutes tes larmes. Mère qui avait des sanglots le jour, avait des cris la nuit dans l’autre lit, nos nez n’osaient sortir, et Marguerite hoquetait.

  Il me fallut de bon être l’aisné, en avoir la mine défaite. Il me fallut aller avec Père, et te laisser pleurer dehors, seule, puis seule étouffer tes pleurs et porter la petite Marguerite parmi l’herbe et les vents. Et moi avec Père qui varlopait le bois, le grinçait, le claquait, le croquait, avec Mère qui filait en silence son fil, j’écoutais Père, suivais ses ordres, ramassais les copeaux, regardais patiemment, et dans l’étouffoir adulte de l’enfance j’apprenais le geste, le bois et l’outil, désapprenais notre insouciance, cette insouciance constante même dans la tristesse.

  Tu as toujours ce sourire qui t’est venu plus tard comme le ciel de printemps, ma petite sœur Jehanne si pauvrette à mon cœur, et tu l’auras toujours, et moi je peine à terminer ce cercueil, je crois que je peine exprès, y mettant de mon mieux tout ce que m’aura prodigué notre bonheur fraternel, notre bonheur d’avril et des mois d’avant, en ces années d’avant où nous n’étions qu’herbe se courbant au vent de la candeur.

  Quebre

 

 

commentaires

M
<br /> Une poignante solidarité entre ces deux enfants dont la famille est déciminée par la maladie.<br /> <br /> <br /> Le survivant, celui qui doit enterrer le dernier des siens, n'est pas le moins malheureux.<br /> <br /> <br /> Triste mais beau récit.<br />
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J
<br /> un écrit terrible qui met bien en évidence l'accablement du malheur et la résignation des jours qui ne se voit pas derrière l'acceptation sereine ou simplement docile de la vie quotidienne. Point<br /> n'était besoin de la peste pour que la mortalité des enfants endeuillent les familles au point d'en faire une habitude<br />
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J
<br /> entre peste et choléra...<br /> <br /> <br />  <br />
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E
<br /> absolument terrible, ce que t'a insipré cette doulce image... il y a du ken Follett dans l'air et l'air est pestiféré... l'écriture est belle, comme toujours, l'ambiance est super bien rendue,<br /> mais on ne sort pas indemne d'une telle lecture....<br />
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J
<br /> Bonjour Quebre, dieu du ciel la peste... un grand malheur si bien décrit... merci !<br />
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