Pauvrets que nous fûmes, ma sœur Jehanne, en ce mois d’avril et tant d’années avant ! Souvent, ta petite main poigna
jusqu’au sang la mienne guère plus grande, quand de mon autre bras je portais Marguerite dans ses langes, que nous allions chaque jour nouveau à de nouvelles funérailles. Pourtant tu gardais ta
voix joliette et tes yeux de candeur, sauf cette petite main si inquiète.
Te les rappelles-tu ? Tu étais si jeune.
Nous fûmes six frères et sœurs au début de cet hiver, restâmes trois à la fin. Jacques, notre aisné, partit le
premier, en quelques heures, le sang fuyant ses lèvres pour les yeux, la vie fuyant ses bras qui étaient là cloués par le mal, ce mal qui empestait la ville, et les villages autour de la forêt
d’Arrouaise, et je crois le monde entier.
Je devins alors l’aisné. Mais que pouvais-je faire pour vous de cette aisnesse ? Notre petit Arnaud avait déjà
lâché ma main, il suivit de peu Jacques, notre Arnaud si joyeux souriait encore dans l’agonie et encore après la mort. Il dut croire que tout cela n’était qu’un jeu, tout lui était jeu. Te
rappelles-tu Arnaud ?
Te rappelles-tu, avant que tous fussent fauchés, Jacques quand il partait travailler la mine défaite avec Père, et
que les outils derrière les murs allaient à grincer, claquer, croquer le bois ? Et nous cinq, restant, restions dehors, sachant que la bonne vie n’était pas familiale mais fraternelle, nous, trop
jeunes pour compter vraiment dans leur monde, allions dehors comme l’herbe courbée aux quatre vents. Arnaud riait, notre bonne sœur Catherine tenait Marguerite en son bras et toi tu étais dans
les jupes de Catherine, tu y étais toujours, tu sais, main dans sa main et moi à vous mener au diable.
Catherine mourut à son tour, vite après nos frères, dans notre grand lit devenu mouroir, et tu ne quittas plus
ma main. Le soir de ses funérailles, nous n’étions dans ce lit plus que deux, perdus, nous nous serrions juste tous les deux dans le trop grand et méchant lit qui les avait avalés, tu me serrais,
me serrais, ma joue s’imbibait de toutes tes larmes. Mère qui avait des sanglots le jour, avait des cris la nuit dans l’autre lit, nos nez n’osaient sortir, et Marguerite hoquetait.
Il me fallut de bon être l’aisné, en avoir la mine défaite. Il me fallut aller avec Père, et te laisser
pleurer dehors, seule, puis seule étouffer tes pleurs et porter la petite Marguerite parmi l’herbe et les vents. Et moi avec Père qui varlopait le bois, le grinçait, le claquait, le croquait,
avec Mère qui filait en silence son fil, j’écoutais Père, suivais ses ordres, ramassais les copeaux, regardais patiemment, et dans l’étouffoir adulte de l’enfance j’apprenais le geste, le bois et
l’outil, désapprenais notre insouciance, cette insouciance constante même dans la tristesse.
Tu as toujours ce sourire qui t’est venu plus tard comme le ciel de printemps, ma petite sœur Jehanne si
pauvrette à mon cœur, et tu l’auras toujours, et moi je peine à terminer ce cercueil, je crois que je peine exprès, y mettant de mon mieux tout ce que m’aura prodigué notre bonheur fraternel,
notre bonheur d’avril et des mois d’avant, en ces années d’avant où nous n’étions qu’herbe se courbant au vent de la candeur.
Quebre