C’est drôle comme la nature peut nous jouer des tours ! On se croirait en automne, l’un de ces automnes interminables où la douceur
de l’air permet aux dernières feuilles de s’attarder encore un peu sur leurs branches, tandis que les arbres frissonnent au vent qui vient mourir doucement sur elles en différant d’heure en heure
ses avis de tempête.
On est pourtant le 20 décembre et il fait doux comme un beau jour d’octobre. Manque juste un peu de soleil pour mettre en valeur ce
tableau de Maître, accroché aux cimaises démesurées d’un ciel dégradé de pastels. C’est ce jour précis que nous avons choisi pour monter au plateau des Riants.
Tu as sorti ton chevalet et te voilà tentant de ravir au décor son pesant de lumière, tu coules au creux de ton oeuvre un filet
d’ocre et de Sienne et pétrit en tes mains la pâte rouge cendre qui marquera les reliefs, avant de la diluer savamment sur ta palette de couleurs. Peu à peu la réserve de blanc s’amenuise, la
voilà limitée aux sommets enneigés de la toile, complétée d’un savant lavis piqueté de bleu très pâle, relevé d’une pointe de jaune. Un rouge orangé vient ensuite éclairer la scène, la couleur
humide remplit peu à peu l’espace de la feuille qui se détend doucement sous les caresses du pinceau. Un peu de cadmium red réveille le tableau, tu y ajoutes une larme de blue shade et te voilà
parti dans tes rêves d’artiste sensible et terriblement créatif.
Tu vois, il ne faut pas s’attarder sur le ciel, me dis-tu, il faut l’oublier au profit de l’essentiel, c’est cette matière pétrie de
vivant que sont les végétaux, les minéraux, l’arbre, l’humus, le terreau… En les contemplant, il faut que tu puisses te fondre en eux, il faut que tu puisses te dire : à présent, je ne suis plus
moi, je suis devenue une autre, je suis l’Arbre, je suis la Pierre, je suis la Terre et le Chemin !
Ton tableau te ressemble, il est à la fois doux et incisif, tendre mais déterminé, rêveur avec une touche de réalisme, tu nous
emmènes exactement là où tu veux qu’on aille, et ton désir s’exauce chaque fois. Moi qui ne sais pas tenir un pinceau, je t’admire de réaliser des œuvres aussi parfaites, aussi pures, aussi
personnelles et je ne peux m’empêcher de me tourner vers toi, et de déposer sur tes joues et tes lèvres un baiser enfiévré de reconnaissance, de ferveur et de joie.
Tu me dis encore : N’oublie pas, mon amour, que c’est ici que nous avons fait connaissance, il y a vingt ans, souviens-toi, les
arbres étaient aussi flamboyants et l’air tout aussi doux et magique qu’aujourd’hui. Mais ce jour-là, c’est toi qui as posé pour moi, et j’ai découvert à travers ton regard toutes les
splendeurs du monde, du vert tendre des forêts à l’or pur de tous les couchants.
Nous nous sommes regardés à nouveau tendrement, et avons contemplé en silence ce merveilleux paysage, heureux d’avoir gravi main dans
la main tant d’années, tant de merveilleux chemins, et aussi tant d’obstacles. Ce n’est que lorsque la nuit nous a surpris que tu as rangé ton chevalet et que nous avons pris gaîment le chemin du
retour.
Cloclo