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17 juin 2013 1 17 /06 /juin /2013 08:20

 

 
Quand j’étais gamin, au fond du placard de la cuisine, il y avait cette petite fiole.
 
C’était un objet étrange, venu d’on ne sait où. Pourtant la rumeur familiale disait que c’est maman qui l’avait rapporté de Paris après le décès de notre grand-mère. C’était un peu une relique du temps passé, un encensoir à la fumée parfumée, dont maman usait avec une grande parcimonie.
 
Mes sœurs étaient tout appliquées à observer les explications détaillées de notre mère. La façon de le tenir à distance de la figure, l’angle à respecter, la pression sur la poire, l’inclinaison du visage, les effets du pulvérisateur, c’était tout le rituel d’un siècle endormi et mes sœurs mimaient cet apprentissage de bienséance avec un intérêt de princesses bien éveillées…
 
Il était strictement interdit d’y toucher sous peine de punitions sévères… Il y avait une sorte de liqueur à l’intérieur, un produit ambré qui flottait aux vagues successives de mes amusements de garnement. Moitié bouteille, moitié flacon, moitié pompon, moitié broderie, c’était un instrument un peu magique, un peu insolite, un peu fragile, qui se prêtait pourtant bien à toute mon imagination voyageuse…
 
Ce qu’il y avait à l’intérieur n’exhalait pas particulièrement un parfum extravagant ; ça sentait bon comme une savonnette neuve dans l’évier, comme les effluves du bouquet de lilas trônant à la salle à manger ou la fumée d’une bougie qui s’éteint. Sur l’échelle des sensations, au diapason de mes reniflements infantiles, je plaçais cette odeur entre les cahiers neufs de l’école et la pluie de l’orage sur notre chemin caillouteux.  
 
Pourtant, il avait un pouvoir extraordinaire sur ma mère, ce parfum. Y avait t-il un bon génie caché à l’intérieur ?... J’ai toujours eu cette impression bizarre parce que maman psalmodiait des choses inaudibles quand elle s’en servait en douce. Etait-ce des incantations, des prières, des vœux, des souhaits ?... 
 
Maman se parfumait avec des souvenirs et, pendant quelques instants, elle baignait dans une sorte d’agitation olfactive bienheureuse. Je crois qu’il devait défiler dans sa tête toute une ribambelle de grands moments de son enfance. Elle fermait les yeux, maman, bien loin de toutes les turpitudes de sa cuisine, de tous ses plats et de ses gamelles, de ses casseroles et de ses poêles qui mijotaient sur la cuisinière.
 
C’était sa bouée de sauvetage, son issue de secours, sa fenêtre ouverte, au milieu de tous ses tracas, ses devoirs nourriciers et de toute sa marmaille.
 
Maman, je l’ai vue danser dans sa cuisine !... Oui, c’est vrai !...
 
C’était peut-être l’enivrement du parfum qui exaltait soudain son comportement.
 
Alors, elle ouvrait ses bras, comme pour accepter un Prince Charmant conciliant, et ils valsaient ensemble sur le dallage !... Parfois, elle heurtait la table de la cuisine mais elle s’excusait poliment, avec des révérences de salon, comme si elle avait bousculé un autre couple dansant !... Le néon du plafond était une grande étoile filante, stoppée dans son élan, et il illuminait sa piste de danse !... Les couvercles applaudissaient sur les rebords des casseroles bouillonnantes !... Les petites flammes du gaz pétillaient comme des feux d’artifice bleus, blancs, jaunes, oranges !... Celle du chauffe-eau dansait aussi, avec des contorsions chaloupées, au même rythme enfiévré !... Le rideau emmêlait ses rubans multicolores, aux courants d’air de sa danse, mais il se dépliait en lumineuses cascades changeantes !... Dans le garage jouxtant, le chien de chasse de mon père aboyait son inquiétude !...
 
Elle souriait, maman, elle riait même doucement comme si la tête lui tournait !...
 
Les carreaux noirs et blancs étaient sa marelle appliquée ; elle effleurait ces touches de piano comme si elle ne touchait jamais le carrelage et l’ombre grandissante de son tablier tournoyait, tournoyait, en déplaçant les couleurs spectatrices. Par-dessus l’épaule de son cavalier, elle surveillait les ébullitions, diminuait le gaz ou versait une pincée de sel dans sa marmite, avec une application désinvolte, comme si tout cela était devenu sans importance !...  
 
Moi, je me cachais derrière la porte du placard !... J’assistais à sa métamorphose !... J’étais impressionné de la voir comme cela ; c’était une partie de ma maman que je ne connaissais pas du tout, qui me troublait intensément et qui me faisait presque peur. J’espérais même qu‘elle redevienne vite… normale… Aussi, elle regardait encore l’horloge de la cuisine et elle reprenait son travail d’épluchage et de préparations, comme s’il ne s’était rien passé, comme si les effets du parfum de l’atomiseur s’évaporaient toujours à midi…
 
Elle chantait encore, maman. Elle chantait des chansons inconnues de mon répertoire de petite école mais, quand mon père rentrait du boulot, la table était mise, ses chaussons étaient prêts et les plats étaient chauds…
 
Je n’ai jamais su quelle potion magique était emprisonnée dedans. Senteurs de Guerlain, de Chanel ou de Bourjois, extrait de violette, effluves orientaux de jasmin aux tribulations de caravaniers lointains ou encore essence de lavande, c’était le secret de cette petite bouteille.
 
Après l’enterrement de ma mère, par je ne sais quel allant conservateur, j’ai récupéré cette fiole au fond de son vieux placard. Elle est terne, la broderie est démaillée, les motifs sont fanés, la poire est fripée, un fond de liquide stagne à l’intérieur comme si le bon génie désespérait de ne pouvoir s’échapper un instant dans l’aventure magique du dehors. Doucement, j’ai appuyé sur la poire en fermant les yeux pour inonder les alentours de son parfum suranné. Doucement, j’ai inspiré à fond pour capturer toutes les fragrances libérées. Mais rien, pas une seule petite odeur de souvenance olfactive !... Pourtant, maman, je la vois danser dans notre cuisine !... Elle valse comme une petite marionnette remontée sur la piste d’une boîte à musique !... Elle me sourit doucement et me dit, en caressant ma joue, d’arrêter de presser frénétiquement sur la petite poire de sa fiole magique et d’en garder pour plus tard… pour réveiller ses souvenirs…  
 
 
Pascal
 
 
 

commentaires

C
Un texte bien inspiré. Il y a un lien entre odeurs et souvenirs... Je suis sûre que le narrateur n'a pas besoin de presser la poire pour que revienne le parfum !<br /> Dans une période de tristesse il a fallu que je m'habille d'un parfum que j'avais porté dans une période heureuse. Cela m'a aidée :) !
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C
Deux vies en une par la magie du parfum.
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P
Je trouve ce texte superbe. Félicitations.
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M
Cette Cendrillon me touche énormément et me ramène à mes propres souvenirs d'enfance. <br /> Parfum de sa jeunesse disparue ?<br /> Merci Pascal !
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J
douce histoire au parfum suranné<br /> douce présence d'une maman aimée?<br /> romantisme d'un texte que j'aime bien
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E
très belle histoire, on pense aux films de disney, dans lesquels la fée transforme les guenilles en robe extraordinaire, et la princesse ainsi révélée danse parmi les paillettes et lumières
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J
comme c'est émouvant de se parfumer aux souvenirs...il n'y a rien de plus suave comme fragrance;<br /> merci Pascal pour ce beau moment, ..
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V
&quot;Moitié bouteille, moitié flacon, moitié pompon, moitié broderie&quot;... une fiole aux souvenirs XXXL !
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P
C'est une bouteille magique : normal qu'elle soit remplie de beaucoup de moitiés !... Un peu d'imagination, que diable !... :)
J
Comme c'est joliment conté, pas de parfum sans femme...
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