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28 juin 2013 5 28 /06 /juin /2013 21:28

 

 

 

Le chien gueulait quelque part du côté du vallon escarpé de Saint Baudille…  

 

Ses aboiements rauques étaient concentrés au même endroit. On aurait dit qu’il prolongeait le point fixe avec sa voix de ténor enrhumé. Il jappait guttural, notre Tango. Ce qu’il tenait en respect était intéressant mais ce n’était pas du gibier de grande classe.

Il restait planté là pour nous faire venir…  

 

Mon père courait doucement. Il longeait les ornières du champ fraîchement labouré. Il avait refermé son fusil, je le suivais…

 

J’aimais bien l’accompagner à la chasse. C’était toujours une aventure à travers les paysages environnants de notre Drôme, ses conseils éclairés sur les plantes des champs et ses relations avec la faune sauvage.

 

J’avais une trentaine d’années et je le suivais comme un pistard attentif de ses moindres gestes. Je marchais dans ses pas, dans les mêmes brindilles, j’oubliais de tousser ou d’éternuer et je respirais sa pipe remplie de « Amsterdamer » fumant. Il y avait cette sorte d’emballement, cette traque engagée et le piège s’était refermé sur l’animal débusqué…

 

Les branches basses de l’orée du bois nous griffaient le visage comme pour nous interdire la préméditation du geste tuant. La Nature retardait l’inexorable. C’était flagrant...

 

Tango continuait de nous alerter avec ses signaux de braillements. Il faisait son job…  

 

Je n’ai jamais connu un chien aussi pacifiste. Il était chien de chasse parce qu’il était né dans une niche de chiens courants dans une grande meute. Il assumait sa condition de génération en génération. Il était brave comme seuls ces chiens savent l’être au milieu des enfants. Il nous fouettait avec sa queue et il léchait tous les visages à sa portée.

Pour un peu, il aurait partagé sa gamelle avec nous. D’ailleurs, il arrêtait de bâfrer quand on était dans ses parages à l’heure de son repas. Il cherchait à jouer encore.

 

Avec l’habitude, aux intonations des aboiements intéressés, mon père savait quel était le gibier poursuivi. Il changeait alors les cartouches, tout en courant, et on se plaçait dans le seul passage logique de l’animal traqué.

A distance, le chien ramenait le gibier vers son patron, c’était tout un art de le voir s’activer, avec une grande précision, au bout des champs ou de l’autre côté des vallons.

 

Mais là, c’était plutôt statique. Mon père ne disait rien. Il se doutait bien de l’animal pris dans la nasse. Il avait son idée…

 

Tango aboyait et on courait…

 

J’avais l’impression d’être dans un orchestre tellement notre course, dans la terre et les herbes, était synchronisée avec les jappements du chien. C’était bizarre, cette charge…

 

On allait tuer. On allait prendre une vie d’animal à cause de sa chair, de son goût, pour s’adjuger le titre de fine gâchette et surtout, pour faire plaisir au chien de chasse.

J’allais assister à cette peine capitale et j’étais dans mes petits souliers…  

Avez-vous déjà entendu les cris déchirants d’un lièvre blessé à mort ?... On dirait un nouveau-né qui pleure. C’est catastrophique. C’est brutal, la chasse.

Et un faisan à peine effleuré d’une giclée de plombs et auquel il faut tordre le cou ?...

Ce n’est pas reluisant. C’est le revers de la médaille.

 

On n’en parle pas à table. On couperait l’appétit des enfants. On omet les détails saignants de la boucherie, on se concentre sur sa fourchette et on sauce en regardant son verre de Crozes. On voudrait presque trouver des plombs utiles dans des endroits vitaux pour prouver la vitesse de l’exécution. On se dépêche quasiment pour passer au fromage.

Alors, pour cacher le méfait, on donne les os au chien parce que lui, il ne se pose pas toutes ces questions gênantes. On le regarde broyer, du fond de sa gueule, ce dessert de chasse. Il en bave de plaisir, l’animal et il nous fait oublier notre conscience perturbée pendant ces craquements exquis.

On tapote sa tête de chien,  il est simplement content d’être chien, dans cette vie de chien. On lui réclame la « papate » pour sceller la connivence implicite de ces moments partagés. Et il remue encore la queue avec des remerciements complices de traqueur, comme s’il se rappelait de tous les évènements cruciaux de la capture pénible du gibier fusillé…  

 

Tango gueulait encore…

 

Il s’impatientait de voir arriver notre présence imminente. Il nous languissait…Toute sa hargne de chien chasseur était accaparée par l’affût de la bestiole coincée.

 

Nous avons traversé le talus et emprunté un sentier de début de forêt. Il était tôt mais il faisait déjà chaud. Je ne sais plus si c’est la course ou l’adrénaline qui transpirait dans mes habits.

 

Le chien était là, au pied d’un jeune chêne.

Il tournait autour comme une sentinelle studieuse de son garde-manger en hauteur.

Il cherchait dans les feuillages en reniflant l’air et il jappait encore.

Il me semble encore l’entendre quand je descends ces souvenirs du Grenier du Passé et même la poussière a un parfum de nostalgie…

 

Un jour, mon père m’avait passé son fusil. J’étais bien plus jeune.

J’avais une sorte de fierté, en paradant entre les arbres. J’étais armé et puissant. Invincible. Je possédais la Mort au bout du canon et des intentions de zigouiller tout ce qui volait, courait ou rampait, des cibles... C’était délicieux d’appréhender ce pouvoir indicible de chasseur. C’était une forme de volupté troublante de caresser la tiédeur de la crosse et la froideur gravée des canons superposés. C’était un mélange capiteux de sensations étranges mais fortes.  

 

Le croassement significatif d’un corbeau avait ameuté mes sens aux aguets. Je devais faire mes premières armes et montrer, à mon père, la finesse de ma gâchette. Le volatile s’approchait, ignorant le danger, encore caché par les frondaisons.

Nous nous étions embusqués derrière des fourrés tels des tireurs d’élite.

Déjà, j’ajustais le ciel dans le viseur, je serais la DCA du secteur…

 

L’oiseau noir est passé à la verticale de notre cache ; je le suivais dans le canon et j’ai tiré. Une seule fois. Le fracas est parti dans les airs. C’était le plus mauvais coup de fusil que j’aie tiré, dans ma courte carrière de chasseur tueur. En échange malheureux, je voyais tournoyer un amas de plumes disloquées qui tombait vers les taillis.

Toutes ses couleurs, en dégradés de bleu indigo, se fanaient à la mesure de sa chute, entre le soleil et l’azur.

 

Il est tombé à mes pieds. Je n’étais pas fier. Il agonisait en saignant au bout de son bec jaune, ses petits yeux clignotaient quelques restes d’altitude sauvage, ses pattes cherchaient une ultime branche...

 

Mon père l’a jeté dans un talus.

J’étais le triste assassin de cette pauvre bête, même pas mangeable. J’avais honte.

J’ai rendu le fusil fumant à mon père et je n’avais pas besoin de ses compliments. Je ne l’écoutais pas. D’ailleurs, il était mal à son aise, lui aussi.

On ne tue pas pour rien, c’est indigne même si c’est un nuisible, un pilleur de champs de belles semailles, un détrousseur de raisins, un oiseau de mauvais augure dans une livrée trop sombre pour être honnête, etc, etc…

On avait l’air de deux imbéciles mesurant l’effarante bêtise monstrueuse d’avoir tué gratuitement. Je savais déjà qu’on ne parlerait pas, à la table familiale, de cet exploit et que ce fait d’arme vain resterait dans nos mémoires empoisonnées, emprisonné à jamais.

 

Notre Tango dansait sous l’arbre…

 

Il faisait des bonds et sa langue pendante le suivait de près avec des halètements de belle fatigue excitée.

 

C’était un chat.

 

Mon père me l’avait expliqué comme nous arrivions près du chien. Le gros matou blanc s’accrochait désespérément dans les fourches nues du tronc menu. Il plantait ses griffes dans l’écorce, suspendu par son instinct, et il cherchait encore à grimper pour s’échapper plus loin, plus haut, dans le jeune chêne.

 

Mon père a changé les cartouches de son fusil. C’est coriace un chat…

 

Il était tôt au clocher de l’église quand il l’a visé entre les feuilles.

 

Le chien gueulait tout ce qu’il savait. Il entretenait une sorte d’angoisse bruyante grandissante où seuls, le coup de fusil et l’odeur de la poudre allaient calmer les esprits à vif. Il avait l’air de crier à son patron :

 

« Mais allez ! Allez ! Tue-le ! Fais-le descendre en vitesse ! Explose-le ! Que j’arrive enfin à le renifler ! Et si je peux, je lui mettrai un coup de dent, le coup de grâce, pour l’achever ! Mais qu’est-ce que tu attends ? Allez, fais ton boulot de chasseur ! J’ai fait mon boulot de chien ! C’est une grosse boule de poils, il se gonfle ! Ecoute ! Il miaule tellement fort qu’on dirait qu’il ronfle !... »

 

Mon père visait. Il cherchait le meilleur angle de tir. Il ne voulait pas contrarier son chien enragé. On aurait dit un seule personne, ivre de folie meurtrière, tant ils faisaient équipe tous les deux…

 

« Papa ? Papa ?... »

 

« Quoi ?... »

 

« Ne tire pas... Cela ne sert à rien... »

 

Le chien me contredisait en sautant devant son maître. Il bavait une haine féroce et ses yeux étaient révulsés d’effervescence collante.

 

« Mais tue-le ! Tue-le ! Tu sais bien que c’est un nuisible dans la nature ! Il saigne les lapereaux dans les terriers et il détruit les couvées des poules faisanes, il grimpe jusqu’aux nids et il fait la razzia des petits ! Tu ne peux pas le laisser sur cet arbre ! Regarde comme il est gras, il a dû se gaver toute la nuit ! Tu sais bien qu’il est à moitié sauvage maintenant ! Allez, balance la grenaille, qu’on en finisse avec cette racaille !... »

 

« Papa ? Papa ?... »

 

« Quoi ?... »

 

« Ne tire pas, s’il te plaît… »

 

Mon père était dans l’expectative ennuyeuse de ma présence encombrante, en martèlements répétés, dans sa conscience réveillée. Pourtant son chien attendait la salve tueuse, celle qui ferait choir ce poilu des forêts jusque dans les feuilles mortes du chêne. C’était son seul dénouement logique, il voulait flairer la poudre, ce guerrier à quatre pattes !...  

 

« Papa ? Papa ?... Papa ? Papa ?... »

 

Mon père visait juste. Il a toujours été adroit et rapide mais là, il n’y avait aucune gloriole à tirer de cette mascarade de chasse. Il maintenait son fusil en joue et il essayait de tuer ses états d’âme…

 

« Papa ? Papa ?... Papa ? Papa ?... »

 

Je tentais de fissurer ses certitudes pour mettre le doute dans son œuvre de destruction inutile. Son fusil pesait lourd dans ses bras tendus. Mais son con de chien insistait : 

 

« Allez ! Feu ! Feu ! De ce griffu, on va faire un pendu !... »

 

J’ai touché l’épaule de mon père et j’ai laissé ma main posée, comme ça, en fidélité filiale franche…

 

« Si cela se trouve, il est à une petite gamine, ce miron. Regarde ! Il a un collier avec une clochette ! Il doit avoir son nom écrit dessus… Allez Pa, ne tire pas... Il a l’air paumé ce matou et ce sont les boîtes de Ronron qui l’ont rempli comme ça. C’est peut-être une chatte ! Allez Pa, ne tire pas… Regarde, il est déjà mort de frousse… »

 

Mon père était dans l’embarras. Il était habillé en habile chasseur, camouflé en Nemrod accompli avec ses lunettes anti-reflets, sa cartouchière était bien en place, son fusil était pointé, son chien lui hurlait de tirer. La fonction crée l’organe... Il était secoué entre deux propositions, il cherchait la meilleure conduite à adopter dans cette forêt tapageuse avec ce jeune témoin gênant dans son dos. Il tergiversait mais le chien réfutait tous mes arguments… 

 

« Mais tire donc ! Allume-le ! Celui-là ne bouffera plus personne ! Dépêche-toi ! Que son glas sonne !... »

 

Je ne parlais plus. Tous les mots auraient été superflus maintenant. J’espérais seulement que ma main continuait de lui parler « en dedans. » Est-ce que j’avais touché son entendement ou avait-il pris sa décision ?... Allait-il trucider ce matou ou passer son chemin en rappelant son chien ?...  

 

J’ai toujours aimé mon Père sans jamais remettre en question, ni discuter le moindre de ses choix. Moi ? Un gamin de trente ans essayant de lui dicter une conduite à tenir ?

Mais non. C’était impensable... J’avais beaucoup trop de respect pour lui…  

 

Il ne m’a jamais déçu pour laisser un seul mauvais souvenir dans ma vie d’aujourd’hui.

 

Mais il a tiré...

 

La tentation était trop forte. J’ai encore la détonation foudroyante dans mes oreilles sifflantes…

 

Le chien était content, il cherchait et reniflait, au pied de l’arbre, l’hypothétique cadavre du chat. L’odeur de la poudre et les feuilles fauchées par les plombs se mélangeaient dans l’air saupoudré… Le clocher de notre village racontait quelque chose comme neuf heures du matin. J’avais compté…

 

J’avais laissé la main sur l’épaule de mon père comme pour prendre un appui reposant.

 

Il a rentré ses lunettes dans son étui et il a rappelé son Tango. Il a ouvert son arme de chasse pour extirper la cartouche vide encore fumante de poudre explosée.  Puis il a mis son fusil en bandoulière comme un douanier bredouille d’une journée de frontière sans contrebandier. Il a rallumé sa pipe, en s’appliquant, et le parfum du « Amsterdamer » m’a chatouillé les narines.

Son chien était à ses pieds, en train de remuer la queue comme à l’accoutumée.

Il pendait une langue d’assoiffé du désert, notre Tango…

 

Soudain, j’ai vu traverser le blanc matou ; il détalait comme un dératé épouvanté, vers la ferme toute proche, ventre à terre...

 

Pascal.

 

 

 

 

commentaires

M
Belle complicité père-fils, chasseur-chien. Et merci pour le matou qui a pu s'échapper.
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P
C'est trop long...
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