« Sur ma maquette, la figure de proue, là, à l’avant ?... Hé bien, c’est la protectrice des marins du bateau. Placée sous le mât de beaupré, elle surveille l’étrave, qui fend au mieux les vagues des flots, quand la mer se déchaîne… »
« Papy, papy ?... On dirait une sirène !... »
« Oui, Yannick, c’est vrai. C’était pendant une grande saison à Terre-Neuve que, nous autres, fier équipage de l’Alcatore, avons repêché cette belle sirène… »
« Raconte-moi, Papy !... »
« On était en action de pêche sur les grands bans ; toutes les doris étaient à la mer, le mauvais temps se calmait enfin et le ciel avait des couleurs indéfinissables… Moi, j’étais jeune mousse, j’étais l’aide cuistot du bord, le préposé à l’épluchage des patates…
Les nuages se croisaient en laissant briller des halos de lumières inquiétantes sur l’eau. Les tempêtes sur la mer sont les disputes des humains sur la terre et, là, c’était un peu comme la fin d’une chamaillerie océane…
Essoufflée, battue par les vagues, elle flottait entre deux eaux, par le travers bâbord, quand notre vigie, perchée sur le mât du grand hunier, l’a aperçue…
On avait récupéré ce bonhomme dans un bouge infâme, du côté des îles de la Tortue. Malgré tous les rhums qu’il avait derrière les mirettes, il était encore capable de retrouver une aiguille, plantée dans un plancher, à plus de six mètres !... Il ne voyait pas double, il voyait cent fois mieux !... On avait besoin d’un bon gabier, on l’a embarqué avec nous. Il passait sa vie dans son nid-de-corbeau…
Accrochée à une souche d’arbre inconnu, elle dérivait dans les courants d’eau glacée… Elle était belle comme une larme d’aiguail quand un rayon de soleil l’irise d’éclats scintillants. Elle se débattait mollement en tapant l’eau avec sa nageoire et je crois que nous sommes tous tombés amoureux d’elle. Sa jeune poitrine frémissait sous la chaleur de nos regards de marins depuis trop longtemps en mer. Ses rangées d’écailles étaient comme un parement polychrome dans sa robe de poisson. Chacun de ses gestes avait une grâce exceptionnelle ; ce devait être une princesse sous la mer… Quand on l’a hissée à bord, son magnifique collier s’est cassé et toutes les perles nacrées ont couru se cacher sur le pont !...
Tu vois, gamin, elle avait des yeux qu’on ne peut pas oublier. Un instant, elle a posé son regard sur moi et, depuis, ma vie se filtre dans l’immensité de ses prunelles. Toutes les beautés du Monde, je les étalonne avec la vision de cette sirène sublime. Les escales, les paysages, les filles, le rhum, l’argent, les meilleurs bateaux, les bonnes marées, tout ça, ce n’est rien, c’est sans aucune valeur quand je repense à ses yeux.
Dedans, j’y devinais des troupes d’oiseaux exotiques posés sur des branches d’îles pacifiques, des cascades d’eau claire bousculaient les rochers avec des myriades d’embruns éclatés, des poissons multicolores s’abreuvaient avec des milliards de bulles convenues, des zéphyrs rivalisaient de douceur avec les alizées et c’était des nuages de pétales de fleurs odorantes qui s’essaimaient dans l’air… »
« Papy ?... Papy ?... T’es où, là ?... »
« Ha, oui… Des minuscules hippocampes lui servaient de barrettes, des étoiles de mer ornaient sa chevelure et des algues versicolores décoraient ses boucles rebelles.
C’est notre médecin de bord qui l’a soignée de sa blessure de bosse. Tu vois, gamin, il était complètement sourd, notre toubib !... Pendant une bataille navale contre les anglais, il avait pris un mauvais coup de canon, si près des oreilles qu’il n’entendait plus rien !... C’est qu’elle chantait fort, la cantatrice !... Elle avait un répertoire de soprano, pire qu’un soir de première à la Scala !... En un rien de temps, il l’a remise sur pied, enfin, sur sa nageoire… Elle s’était à moitié assommée avec cette souche !...
De toute façon, elle devait vite rejoindre les profondeurs de la mer pour retrouver sa respiration ordinaire.
Majestueusement, elle rampait dans la coursive ; sur ses coudes, elle avançait en nous fredonnant ses complaintes amoureuses et nous étions tous subjugués par la gamme de ses notes tellement merveilleuses. Bêtement, nous lui faisions une haie d’honneur… Quelques-uns d’entres nous avaient ôté leurs bonnets comme s’ils croisaient une reine…
Tu vois, gamin, le soleil se couchait en brûlant les derniers nuages ; il avait sa façon irrationnelle de remettre en cause toutes les certitudes sur notre nature humaine. Les gris s’arrangeaient en ocre, les jaunes s’imaginaient en or, les bleus se dansaient en émeraude, les rouges flamboyaient en laissant naître, çà et là, mille chimères évanescentes. Dans cette fin de bout du monde, sous nos yeux stupéfaits, la Nature rangeait son arc-en-ciel…
Ce soir-là, les doris étaient toutes remplies de beaux poissons argentés comme si la mer voulait nous remercier d’avoir soigné une de ses vestales…
Elle s’est approchée du bastingage en se soulevant sur les aussières. Elle a jeté un regard circulaire conciliant sur notre assistance médusée puis elle a plongé dans l’onde profonde. C’est à ce moment que le soleil s’est véritablement estompé. Les voiles claquaient, les drisses tremblaient, la mâture craquait et une multitude de frissons intenables couraient sur ma peau…
C’est notre charpentier de marine qui a réalisé son œuvre en la reproduisant fidèlement sur cette souche. Ses doigts caressaient le bois comme s’il lui faisait l’Amour… On l’a investie à la proue de notre navire et elle a pris soin de nous, à chacune de nos saisons, pendant cinquante ans, comme une mère attentionnée surveille ses enfants… »
« C’est pas vrai, papy, tu racontes des blagues !... »
Alors, j’ai tiré sur le col de mon pull marine. Facilement, j’ai extirpé le petit collier qui orne mon cou depuis si longtemps avec une perle, une perle… extraordinaire…
Pascal.