Le ciel se couvre subitement au-dessus de la rue Jeanne d’Arc et le vent se lève, insistant. Comme affolés, les nuages déversent en un instant une cataracte de gouttes de pluie froide. Armin, surpris par les éléments, court à la recherche d’un abri et quand enfin il pénètre sous un porche, son costume de lin lui colle à la peau et il frémit.
M. Erlin - encanteur
Ouvert de 9 h. à 19 h.
Les yeux d’Armin ont à peine survolé la plaque dorée fixée sur le côté droit de la porte que déjà il s’engouffre dans le bâtiment. Pas question pour lui de risquer d’attraper un rhume sous l’orage et dans les courants d'air !
Que disait la plaque ? Encanteur ?
La sonnerie de l’entrée a retenti depuis un moment quand apparaît, trottinant babouches aux pieds, un homme enturbanné et vêtu d’un ensemble deux-pièces lie de vin.
Lie de vin ? Armin hésite… lie de vin… mum… coulis de fraise, voilà qui est mieux…
Etrange bonhomme, aussi bizarre que le fatras exposé sur les tables agencées sur le pourtour de la pièce. Une vraie caverne d’Ali Baba que cette boutique ! Ici, un coffre déborde de bijoux argentés, là, un sac à main en cuir fauve astiqué de frais et renfermant une brosse à reluire est accolé à un hibou empaillé depuis des lustres… à gauche un liquide bleuâtre contenu dans un litron se tempère tranquillement au côté de verres de cristal dépareillés… à droite, une série de livres de la collection "Crime de sang" tous écornés et dédicacés d’un beau "A Annabelle" en lettres gothiques espère capter un hypothétique lecteur… au lustre, allumé et dispensant une faible lueur jaunâtre, pendent un gros salami en plastique et deux bouées vertes agrémentées d’une tête de serpent de mer, l’une gonflée au maximum, l’autre quasi moribonde…
Armin, intrigué, circule d’un objet à l’autre et à chaque pas l’eau contenue dans ses chaussures émet un petit "flitch-flatch" qui meuble le silence. Nouveau frémissement…une gerbe de blé étiquetée "Du Sahara" tend vers lui ses épis d’or. Fascination ! Cet or… la belle chevelure d’Elisa… Ses bras se tendent à leur tour vers cette offrande tant espérée quand un "attention, Mesdames et Messieurs, la vente va commencer" jaillit de la bouche de l’encanteur.
Subjugué, Armin voit M. Erlin s’emparer d’un genre de bâton de pèlerin avec lequel il désigne la gerbe de blé.
- La vente COMMENCE, mise à prix DIX dollars, dix dollars, c’est pas beaucoup, dix dollars, Monsieur… douze ? Douze dollars ! Qui dit mieux ? Une gerbe de blé DU SAHARA ! D’un blond EXEMPTIONNEL ! Treize dollars pour Monsieur. Treize ? Quinze ! Ouiiiiii ? Vingt ? Vingt dollars… vingt, vingt ??? Vingt-cinq, Monsieur est connaisseur !
L’encanteur se démène comme un diable, tantôt face à Armin, tantôt à gauche, tantôt à droite il englue sa proie, ne lui laissant aucun temps mort.
- Allons, vingt-cinq dollars, qui dit mieux pour obtenir la blondeur du Sahara entre ses mains ? Un lot rare, que dis-je, introuvable dans d’autres lieux ! Vingt-cinq, une fois…Trente ? Trente dollars ! Trrente dollars ! Une fois, deux fois… adjugé ! Bravo Monsieur !
Délesté de trente dollars mais enserrant contre son coeur le succédané de la chevelure de son Elisa, Armin se sent pousser des ailes. Oubliés le costume défraîchi, le caractère de cochon de sa belle, son énième scène de ménage, ses menaces incessantes, son départ définitif vers les U.S.A. Dans le ciel flamboyant de Québec, le rouge et le noir s’épousent tendrement.
Demain, demain seulement, Armin ressentira le coup de poing donné par sa désillusion. Demain, le dégrisement aura un goût amer.
Mathieu Erlin, retraité de la marine marchande, sourit en fourrant les trente dollars dans sa poche. A petits pas mesurés il retrouve l’arrière-boutique, échange ses babouches contre ses vieilles mules, dépose son turban sur une chaise et patiemment attend le prochain gogo qui l’aidera, lui aussi, à payer son loyer tout en le débarrassant d'une des broutilles amassées au fil des ans.
Mony