- Tiens,
l'estaminet est fermé ?
- Depuis des années. Depuis la mort du père Georges. Mais Jeanne habite toujours là. Ça fait combien de temps que tu
es parti d'ici ? Dix ans ?
- A peu près. Mon père a été nommé à Creil en 52, et voilà qu'on lui propose de finir sa carrière ici, comme chef de
section. Tu parles s'il a sauté sur l'occasion, toute la famille est dans le coin, et on a toujours la maison. Alors me revoilà, au moins pour la durée des vacances.
Ça n'a pas changé, autour de la gare, dis donc ! Le petit chemin pavé est toujours là. Chiche qu'on revienne avec
notre vélo jouer à Paris-Roubaix, comme dans le bon vieux temps ?
Quel dommage que Georges ne soit plus là, je l'aimais bien, tu te souviens qu'il nous donnait des bubble gums? Et
c'était quoi cette phrase rigolote qu'il disait tout le temps ?
- "Café bouillu, café foutu !"
- C'est ça. Et sa fille, Yvette ? Une vraie pin-up, celle-là !
- Comment, tu n'as pas su ? Elle est morte tragiquement. Ta tante ne t'a pas dit ?
- Non, qu'est-ce qui est arrivé ? Mon grand frère en était dingue, de cette fille !
- Eh bien, il n'y a pas que lui ! Ce que je sais, je l'ai compris à demi-mot dans les chuchotements de mes parents.
On ne parlait pas de ces choses-là devant les enfants. Plus tard, j'ai reconstitué toute l'histoire grâce aux copains, et en lisant le journal, après le drame.
Au début de la guerre, elle avait quoi, dans les seize ans ? Elle aidait ses parents à servir au comptoir. C'est là
qu'après la bière pression, elle aurait commencé à assurer le service après-vente auprès des militaires anglais cantonnés dans le village. Un sacré tempérament, cette fille !
- Le prestige de l'uniforme, il parait qu'elles n'y résistent pas !
- Les mauvaises langues ont prétendu qu' elle n'a pas été trop regardante sur la couleur des uniformes, quand par la
suite ils ont viré au vert de gris…
- Je n'ai rien su de tout ça. Il est vrai que nous n'étions que des bébés…
- Oh, les langues se sont déliées plus tard, après le drame.
C'était une sulfureuse, la belle Yvette. Mais on lui a sans doute prêté plus d'aventures qu'elle n'en a eues
réellement. Comme le fait qu'elle "empruntait" parfois le mari de sa sœur ainée, Colette. Voilà que je me mets à cancaner, moi aussi…
Juste après la guerre, ses parents l'ont envoyée se faire oublier quelque temps chez sa marraine, dans le midi.
D'aucuns disent : le temps d'accoucher en secret, mais on n'a jamais vu de gosse avec elle.
Elle est revenue quelques années après. Pour son malheur.
C'était l'été 52, juste après que tu sois parti à Creil. Elle a été tuée sur le passage à niveau de Berlincourt.
Décapitée.
Pendant des mois j'ai fait des cauchemars affreux où je voyais rouler sa belle tête coupée. Je me demandais ce
qu'étaient devenus ses cheveux, tu te rappelles ses cheveux ?
- Ah oui alors, une splendeur, longs, d'un blond chaud, blond Vénitien, je crois… qu'elle remontait parfois
négligemment. Ah la vache, quelle horreur ! Georges et Jeanne ont dû être anéantis ?
- Georges est mort de chagrin. Jeanne ne sort presque plus, elle longe parfois le mur comme une petite souris pour
aller chercher son pain…
Ce jour-là Yvette était partie à vélo avec son amoureux. Elle avait mis une robe rouge, et tous les deux chantaient à
tue-tête "le galérien", tu te rappelles, une scie, cette année-là :
"Je m'souviens, ma mèr' m'aimait
Et je suis aux galères,
Je m'souviens ma mèr' disait
Mais je n'ai pas cru ma mère…
- Mais comment sais-tu cela ?
- Par le journal, parce qu'il y a eu des témoins qui ont raconté ça de long en large.
Le garde barrière était lent, il avait une patte folle depuis la guerre, il a baissé la barrière un poil trop tard.
Ils n'ont pas entendu arriver le train à cause du bruit de la minoterie, et puis ils chantaient !
- Et lui a été tué aussi ?
-Ah, il a eu plus de chance, si on peut dire. Il a survécu deux jours. Et c'est là que le scandale a éclaté, parce
que c'était le maire de Terlemont, mari d'une vicomtesse, châtelain et père de quatre enfants en chaussettes blanches bien tirées. Là, c'est moi qui fantasme, c'était pas dans le journal.
D'ailleurs, le pire n'était pas dans le journal, je l'ai appris par ma cousine Solange, dont le mari est garde au
château.
Dans la soirée, le curé est venu pour les derniers sacrements. Et il a harcelé le mourant pour qu'il abjure son
adultère et renie la petite Yvette.
Nul ne saura jamais si le malheureux pouvait l'entendre, je préfère croire qu'il se trouvait déjà dans le tunnel
lumineux au bout duquel l'attendait une robe rouge…
Je m'souviens ma mèr' pleurait
Dès qu'je passais la porte
Je m'souviens comme ell'pleurait
Ell' voulait pas que je sorte
- Eh ben mon vieux, quelle histoire, j'en suis tout retourné !
- Il y a des gens qui prétendent qu'elle revient.
- Qui ça, Yvette, la pècheresse, l'âme sans repos ?
- Ne ris pas, elle se tient là, dans sa robe rouge, devant l'ancien estaminet, juste où tu es, les nuits de pleine
lune. Parce qu'elle n'est pas du genre à se cacher ! On dirait qu'elle regarde les trains, mais il ne faut pas l'appeler parce qu'alors elle se retourne et…et… elle n'a pas de visage…
- Ne me dis pas que tu crois à ces sornettes ?
- Je l'ai vue, ici même, il y a à peu près un an. Bon d'accord, j'avais un peu trop arrosé mon bac, mais je l'ai
vue…
http://www.dailymotion.com/video/x6fbs7_le-galerien_music