On s’était rapprochés du passage à niveau…
A cette époque lointaine, il passait encore des lourdes locomotives à vapeur, au ralenti, transitant, ahanant, alourdies, entre Grenoble et Valence. Certaines faisaient leur plein au château d’eau de notre gare et, quand elles repartaient, en suintant des larmes de chaleur brumeuse, les grosses roues en acier patinaient sur les rails au milieu des jets de vapeur et des coups de sifflets stridents. Des hommes étranges, moitié charbonniers moitié mécaniciens, pilotaient ces monstres infernaux mais ils aimaient bien lâcher les purges des chaudières dans les jambes des spectateurs admirant leur spectacle dantesque du redémarrage pénible. Il fallait du courage pour ne pas fuir devant ces noirs titans d’acier aux renâclements de ferraille martyrisée… Les ballasts s’écrasaient, les verrières alentour tremblaient, les oiseaux se cachaient et la cime des grands marronniers se perdait dans la fumée âcre des cheminées surchauffées. Moi, je donnais la main à mon papa et, sous son indéfectible protectorat, j’aurais pu le suivre n’importe où…
La caravane publicitaire, ses meuglements dantesques et son cortège de klaxons italiens avaient lancé aux badauds tout ce qu’on peut jeter de colifichets, de réclames et de prospectus multicolores. Les porte-voix, les haut-parleurs, les cris, les refrains scandés à la cantonade, c’était autant d’étincelles mirobolantes bousculant le présent avec des exaltations soudaines et forcenées. Toute la Drôme, tout Romans et tout mon quartier étaient aux fenêtres…
Mon père m’avait couronné d’un chapeau en papier du journal : Le Progrès de Lyon qu’il avait attrapé au vol et je passais mon temps à le relever tant il me tombait sur les yeux. Pourtant, j’étais tout fier de parader avec ce bicorne éphémère ! Je relevais la tête, décoré comme un roi, ceint comme un empereur supervisant la bataille imminente !... Bien sûr, d’autres gamins étaient coiffés avec le Dauphiné Libéré. Plus prompts, plus lestes ou plus âgés, ils avaient raflé d’autres publicités, d’autres bricoles bariolées, d’autres bonbons à deux sous, avec leurs appels bondissants de trottoir. Il y avait tant à regarder tout autour de nous. Le spectacle était à nos portes… Moi, je tenais la main de mon papa pour qu’il ne lui prenne pas l’envie soudaine d’applaudir le cortège, ses couleurs et ses fastes racoleurs…
Puis vint un silence intense. Ce genre de silence qui augure une tempête, une apothéose, une communion, une variation brusque du moment ; celui qui va, de toute façon, modifier l’entendement à vie en s’imprégnant de force dans les souvenirs les plus heureux, les plus mémorables, les plus tendres, les plus émus. C’était l’œil du cyclone. Quelques drapeaux tricolores pendaient aux balcons du paysage. On entendait des radios crier les échappées avec des scores de minutes d’avance et des déficiences malheureuses de voiture balai. Un oiseau s’était avancé sur sa branche et je suis sûr que ce devait être la Marseillaise qu’il chantait au bout de son bec. Je savais qu’il allait se passer quelque chose d’extraordinaire mais j’ignorais encore tout de la trame du film qui allait se dérouler sur l’asphalte brûlant. C’était comme un suspense languissant, un dénouement irréel où les trépignements de la foule battant le pavé, leurs supputations de classement, leurs imaginations de spécialistes profanes, devançaient la réalité de la course…
Tout à coup, il est arrivé deux motards en livrée de prestige. Le bruit de leurs engins était comme un grondement de tambours, une exécution proche, un roulement au bout d’un discours, une sentence menaçante… A leur bouche, maquillée d’épaisses moustaches protubérantes, ils parlaient à la foule avec leurs sifflets stridents en interposition surnaturelle. (Longtemps, j’ai cru que les gendarmes en bleu ne parlaient aux gens du bord de la route qu’avec des sifflets) Instinctivement, nous nous sommes reculés à l’approche du convoi exceptionnel. Ils ouvraient la route… C’est comme monter, en courant, sur des chevaux de bois : leur patine inquiète, leur silence interroge, leur immobilité surprend, leur immortalité dérange. On ne sait rien, à l’avance, des ruades sauvages, des crinières agitées, des soubresauts déroutants et des galops du manège… Moi, je gardais la main de mon papa parce que je ne savais rien de cet avenir si prometteur…
Soudain, ils sont arrivés… Ils étaient serrés, grégaires, en peloton multicolore, ramassés sur leurs montures, en chambardement de dérailleurs malmenés sur notre difficile passage à niveau. Les pédales sollicitées d’efforts brillaient dans l’air, en échange du soleil, celui les magnifiant tous héros dans notre fier décor drômois. C’était un tourbillon en couleur, un sommet d’ardeur surmultiplié, une allégorie exaltée, où les parfums de goudron chaud se mélangeaient de hardiesse avec les numéros des dossards…
Et puis, cet air venu de nulle part, soulevé par la déferlante de l’effort, cet air chaud et moite, bien plus impressionnant que ces sueurs de locomotive, cet air rempli d’harmonie laborieuse, au diapason volontaire de la gagne, qui remplissait mes poumons de petit supporter… C’était un envol précipité de papillons farouches, une chanson furtive de prairie, une bousculade organisée d’enluminures chamarrées aux bourdonnements intemporels de la course emballée et aux cris des spectateurs impressionnés…
Je voyais la sueur, je sentais la volonté, je touchais la violence de l’effort !... Tout était palpable dans mon euphorie spectatrice !... Le maillot jaune !... Le maillot vert !... Le maillot arc-en-ciel !... Tous les coureurs se bousculaient à la porte de mes sensations les plus intenses !... J’avais des frissons intenables, de ceux qu’on ne maîtrise jamais, de ceux qui vous propulsent dans une autre dimension bien plus aérienne, bien plus planante, bien plus irréelle… J’avais mal pour eux à cause du passage à niveau gênant et des rails proéminents qui tapaient dans le creux de leurs dos arrondis. Les drapeaux des balcons se dépliaient en claquant des bleus blancs rouges, forcément vainqueurs…
Mon chapeau publicitaire s’est envolé, mais je pressais la main de mon père pour ne pas être aspiré dans le sillage du courant d’air des coureurs légendaires…
Pascal