Blaizac, c’est l’horloger bijoutier qui a pignon sur rue. Sur le cours Bonnevaux, c’est devant chez Blain, en face de chez Dorcier, à côté de chez Davion, le fleuriste, sur le trottoir qui mène à l’école Gaillard ! Tu ne peux pas le louper, ce magasin des horaires !
A l’époque où les trottoirs étaient larges, quand on courait après les ombres glissantes, comme des ressacs de plage, j’aimais bien m’arrêter un moment devant sa devanture. L’été, l’enfilade des platanes bousculés de vent, berçait de lumières aveuglantes toute l’avenue. Dans les vitrines, c’était une apothéose de flamboiements incessants. Alors, imagine un peu son éventaire ! C’était un jeu de concurrence déloyale entre les myriades de pétillements solaires et ses carats soutirés de quelques profondes mines aurifères.
Tour à tour, par les effets lumineux assidus, on devinait les topazes, les émeraudes, les saphirs, les rubis, courant à la dérobée dans les glaces de sa vitrine. C’était des sceptres, des couronnes, des falbalas aux multiples facettes chatoyantes. Les rivières de diamant coulaient en cascades fabuleuses dans les reflets incessants de la vitrine. La Nature est joaillière, tous ses trésors étaient dehors.
Par un autre tour de magie évident, dans l’écho des vitres, parfois, un arc-en-ciel se posait furtivement sur une de ses étagères. Comme un ruban caressant, il s’enroulait lascivement autour des écrins, il auréolait de ses coruscations enflammées les montres alignées, il s’enchâssait dans les boucles d’oreilles. En penchant la tête, je le retrouvais entre les aiguilles des réveils. A dix heures, il était rouge, à onze, il était bleu, vert, jaune. Quand je me perchais sur la pointe des pieds, il sertissait les bagues avec une précision d’orfèvre et quand je me baissais, il s’incrustait sur les chronomètres.
Je me souviens de son crâne dégarni, de sa petite barbiche et de sa légère claudication. Loin d’être hilarant, Il avait l’air toujours affairé, réservé ou plutôt, occupé avec ses profondes cogitations d’horloger méticuleux. Les avances de ses clients désireux le mettaient en retard… Peut-être avait-il des difficiles mécanismes de montre démontée sur son ouvrage, peut-être que la livraison d’un maillon de gourmette se faisait attendre, peut-être avait-il remarqué que notre Jacquemart avait du retard sur les horaires ajustés de sa devanture.
Il n’avait qu’à se baisser, le père Blaizac, pour ramasser tout cet or éphémère. Je suis sûr qu’il prenait des notes, qu’il devait apprendre et retenir tous ces chatoiements étincelants, ces illuminations enfiévrées, pour les organiser dans d’extraordinaires parures de joyaux, dans des ornements aux mille et un scintillements. Pourtant, il descendait son auvent pour éviter des éblouissements aux badauds qui faisaient le pied de grue devant son échoppe. Sur le pas de sa porte, avec sa fidèle loupe collée sur son œil, ses brucelles tintinnabulant dans une poche de sa blouse blanche et sa paire de pince crabe dans l’autre, un instant, il grattait sa barbe et, cahin-caha, il repartait vers son établi avec son sens de la minutie et ses silences de grand spécialiste.
Il faisait montre de sagesse, le vendeur du Temps. Sa meute de pendules batifolait à l’unisson des chansons de coucou, des dring de réveil et des balancements de battants à la rigueur forcément suisse. Tout sentait la précision dans son magasin. Derrière les vitrines aux verres épais s’étalaient des montres féminines de grande valeur ; virginales, accoudées à leurs étuis au velours débordant, elles se laissaient admirer comme des sirènes surprises pendant leurs ablutions matinales. Ici, les alliances en cœur miroitaient aux jeunes couples des destins de grand bonheur ; là, c’était des ménagères, pour riche set de table, soigneusement ordonnées avec leurs couvercles entrouverts qui se déclinaient en argent massif. Des colliers de perles s’accoquinaient avec des montres à gousset dans des simagrées de révérence de siècle ancien.
A l’ombre d’un sempiternel jour sans soleil, avec mes yeux de merlan frit, j’aimerais tant lui apporter mon sablier détraqué ; je lui chuchoterais tout bas :
« M’sieur Blaizac ?... M’sieur Blaizac ?... C’est pour une urgence... Avec vos outils de magicien, votre précision de chirurgien, toute la somme de votre savoir, vous ne pourriez pas réparer mon horloge personnelle ?... Je suis sûr qu’il y a une fuite ou le goulot d’étranglement est trop large... C’est sans doute une brèche après tous les fracas de ma vie. Mais qui a volé mes heures, qui a englouti mes années, qui s’est goinfré de mon Temps ?!... J’étais un gamin inconscient courant après mes jeux d’innocence sur les trottoirs de Romans et regardez : aujourd’hui, je suis un vieux croulant abandonné et sans allant !
S’il vous plaît, vous ne pourriez pas me faire un petit plein de sable ? Juste une ou deux pelletées, un petit sac du Sahara ou de Bricomarché !... Je vous paierai avec mes économies de rires, de soupirs, de désirs, ceux que je n’ai bêtement jamais utilisés. Non ?... Ce n’est pas possible ?...
M’sieur Blaizac, allez voir encore au fond de votre cartable ; vous devez bien avoir un ressort ou deux, j’en manque tellement… Redonnez-moi un tour de clé !... Allégez mes contrepoids !... S’il vous plaît ! Fi de l’exactitude, faussez mes aiguilles, retardez les jours, tuez cette trotteuse implacable ! Sans délicatesse, ces tic-tac assassins me poussent sans façon jusqu’à la tombe. Ils sont autant de grains gaspillés dans la besace du Temps… M’sieur Blaizac, par pitié, je veux être en retard au calendrier de tous les évènements qui me traquent au quotidien... »
Oui, c’est devant chez Blain, en face de chez Dorcier, à côté de chez Davion, le marchand d’ancolies, sur le trottoir qui mène à l’école Gaillard…
Pascal